Mohamed, Naïma, Rachida et Ammi Abdelkader sont diabétiques. Ils ont ceci de commun qu'ils ont été négligents sur leur santé et ont cru «dompter» leur maladie en l'ignorant ou en la minimisant. Résultat de leur comportement : des hospitalisations à n'en plus finir et des lendemains incertains. La cinquantaine entamée, M. Mohamed trompe l'ennui du temps qui s'étire inlassablement en prenant un bol d'air à l'extérieur de sa chambre d'hôpital. Nous l'avons rencontré, en compagnie d'un autre malade, en cette fin d'après-midi d'un avril particulièrement capricieux sur l'un des bancs à l'entrée du service de diabétologie du CHU Mustapha Pacha. Mohamed y a été admis une dizaine de jours plus tôt à la suite d'un coma entraîné par une hausse de son taux de glycémie (6 g). «C'est de ma faute si j'en suis à ce stade de la maladie, j'ai été très négligent sur ma santé. Si j'avais pris à temps ma maladie, elle n'aurait pas évolué autant !» nous confie-t-il, non sans un sentiment de culpabilité avéré. Et de nous relater comment il a négligé, pendant 5 mois, les symptômes annonciateurs d'un diabète : difficultés de retenir des urines répétitives, maux de tête, fatigue et flegmatisme constants ; une perte de poids continue et inexpliquée. Des signes qui s'étaient manifestés en 2001, rappelle notre interlocuteur. Ce n'est qu'après avoir été conseillé de se faire connaître son taux de glycémie chez le pharmacien qu'il reçut le verdict sans appel d'un taux de glycémie de 2,85 g : le diabète était là et il fallait le prendre en charge. Au lieu de se diriger directement vers un spécialiste en la matière, Mohamed a préféré se faire suivre chez un généraliste installé dans son quartier, lequel généraliste n'a jamais pris le soin de l'orienter vers un confrère diabétologue. Le malade finit par le faire de lui-même, il y a de cela 3 ans. Si au départ il ne se soignait qu'au moyen de comprimés (Glucophage et Amorel), il est devenu insulinodépendant. Aujourd'hui, Mohamed traîne une mine fatiguée, il ne sent plus ses pieds. Ou plutôt, il a la sensation d'une planche de bois à la plante des pieds. Et de nous montrer les cloques qui menacent déjà son pied droit. Quand nous l'avons rencontré, il ne savait toujours pas quand il allait sortir. «Heureusement que je suis couvert par la Sécurité sociale pendant mon hospitalisation !», lance ce cheminot, par ailleurs père de plusieurs enfants. La veille, les médecins de l'hôpital lui ont annoncé une autre complication de son diabète. Son cœur s'en trouvait désormais fragilisé et un nouveau traitement lui était prescrit à ce niveau. «Eh oui ! Voilà ce qui arrive quand on est négligent ; je suis convaincu que lorsqu'on est à cheval sur sa maladie et qu'on respecte tout à la lettre, on peut vivre quasi normalement avec un diabète», soupire-t-il presque. Il ne le sait pas encore, mais le diabète de Mohamed est à un stade bien avancé et il risque une amputation de la jambe, nous confie l'un des médecins du service. Son voisin de banc et confident du moment est plus âgé que lui. Proche des 70 ans, Ammi Abdelkader, comme on l'appelle, n'en est pas à sa première hospitalisation. Sa négligence est d'un tout autre genre : l'astreinte au régime, il n'a jamais pu la respecter à la lettre. Ayant perdu son épouse il y a dix ans, ce sexagénaire avoue manquer de soins et de nourriture saine et équilibrée. Ses enfants sont tous mariés et même si ses deux fils mariés habitent au-dessous de son étage de villa, il s'est habitué à être indépendant, n'attendant rien de personne. «Mes belles-filles travaillent à l'extérieur et ont déjà du mal à joindre les deux bouts avec l'éducation de leurs enfants, c'est pourquoi je ne veux pas leur rajouter mon poids. Et puis, une belle-fille, ce n'est jamais comme votre propre femme !», tonne-t-il d'une voix empreinte de profonde mélancolie. En plus de cette situation, Ammi Abdelkader ne peut s'empêcher de compliquer davantage les choses en ne résistant pas à ses fortes envies gustatives en dépit des risques qu'il encourt à chaque fois et des remontrances de son médecin : «Je me rappelle que pendant le Ramadhan dernier je suis passé par une boulangerie en rentrant chez moi peu de temps avant l'appel à la prière d'el adhan. Je n'ai alors pas pu m'empêcher d'acheter deux gâteaux bien appétissants avec lesquels j'ai rompu le jeûne. Mal m'en a pris, j'ai été évacué en urgence à l'hôpital de Bordj Menaïel où je réside et j'ai dû y rester quelques jours avant que ma glycémie ne se stabilise. Je reconnais que ce qui m'est arrivé, je l'ai un peu cherché. On n'interrompt pas son jeûne avec des gâteaux sucrés et a fortiori lorsqu'on est diabétique! ». Entre des impératifs de destin involontaires et une négligence consentante, Ammi Ahmed ne sait plus où donner de la tête. Il n'a que ses regrets pour meubler ses longues journées d'hospitalisation. Le regret du sort qui l'a privé de sa moitié et celui de ne pas avoir suffisamment de volonté pour prendre soin de sa personne. De suivre méticuleusement les consignes et les orientations du corps médical. «Je conseille à toutes les personnes atteintes de diabète de ne pas se jouer de leur santé et de ne pas négliger leur régime. On ne peut pas se nourrir comme les autres, c'est un fait, il faut l'accepter et quand on fait fi de cela, on ne se fait du tort qu'à soi-même. On a l'impression de prendre sa revanche sur la maladie quand on s'autorise quelques écarts mais c'est un leurre, on ne fait qu'aggraver son cas. Si seulement je pouvais… !». Tout d'un coup Ammi Ahmed se tourne vers Mohamed pour lui rappeler le rendez-vous qu'ils attendent pour une consultation en ophtalmologie. C'est que le diabète a également fini par atteindre leurs yeux qu'ils doivent également prendre en charge pour éviter la cécité. Au service diabétologie du CHU Maillot à Bab El Oued, d'autres malades égrènent des heures en s'allongeant, en faisant des pas dans le couloir ou en prenant l'air à l'extérieur. En cette matinée d'un vendredi bien ensoleillé, Naïma, 38 ans, entend bien profiter de ce temps clément après des jours de pluie et de brume. Nous la retrouvons, seule, à l'entrée du service, face à sa maladie. Elle y a été admise environ un mois plus tôt à la suite d'un taux très élevé de glycémie. Elle n'en sortira qu'une fois celui-ci stabilisé (entre 1,5 et 2 g). Elle aussi n'en est pas à sa première hospitalisation. Son diabète, elle l'a contracté il y a 9 ans lorsque, à l'occasion d'une fête de mariage, on vient lui annoncer le décès de sa sœur dans un accident de la route. Immédiatement, elle perd connaissance. «Depuis, je n'ai cessé d'avoir des maux de tête et ressentais une grande faiblesse. J'ai laissé traîner cette situation pendant des mois, alors que l'on me disait que cela était dû à la fatigue ou au choc du décès de ma sœur et que tout allait rentrer dans l'ordre avec le temps. Jusqu'au jour où je me suis évanouie puis ai été admise à l'hôpital. Des analyses, révélèrent un diabète. J'avoue que si je ne suis allée jamais chez le médecin pour m'enquérir de ma santé, c'est par crainte justement d'entendre une mauvaise nouvelle. Finalement, je n'ai pas réussi à rendre la chose inévitable. Pis, je n'ai fait que compliquer mon cas !» déplore la jeune fille. Elle nous dira que son traitement, qui se limitait aux comprimés (Glucophage et Stagitt), a évolué en doses quotidiennes d'insuline. Sa maladie lui procure de sérieux soucis financiers dont elle aurait bien aimé se passer : issue d'une famille nombreuse, elle ne doit le paiement de ses ordonnances qu'à la générosité de sa mère qui «détourne» à son profit l'argent que ses deux fils lui donnent de temps à autre. «Mon père est décédé et mes frères ne me donnent pas directement l'argent alors j'attends que ma mère m'en donne. Autrement, je me fais rembourser par la Sécurité sociale grâce à mon carnet d'assureur en tant que malade chronique. Si je n'avais pas travaillé en tant que femme de ménage dans le cadre du filet social, je n'aurais peut-être jamais pu en avoir un !» Et de nous expliquer que sa sœur, plus âgée, également diabétique, n'a pu se procurer le fameux document du fait qu'elle n'a jamais travaillé : «Nous habitons Mahelma où ma sœur dépose chaque année un dossier au niveau du service concerné de l'APC, en vain. A chaque fois, on lui dit qu'il lui manque tel ou tel document, c'est dire que ce n'est pas toujours évident de se soigner dans notre pays quand on n'a pas les moyens !» Alors qu'elle perçoit seulement 3 000 DA de salaire mensuel, Naïma doit débourser environ 40 000 DA par trimestre pour son traitement. Dans le même pavillon, Rachida, la cinquantaine, occupe un lit depuis deux mois déjà et ne peut s'empêcher de broyer du noir. Mère de 5 enfants plutôt en bas âge, elle estime «ne pas se permettre le luxe» de tomber malade. «Pour le moment c'est mon mari qui s'en occupe mais jusqu'à quand ?» lâche-t-elle dans un profond soupir de lassitude. Rachida reconnaît néanmoins s'être négligée jusqu'à ce que la maladie soit plus forte que son obstination à l'ignorer : «J'ai déjà des problèmes cardiaques et de tension alors quand je ne me sens pas en forme, je me dis que c'est cela. Ajoutez à cela la fatigue qu'occasionne le fait d'éduquer 5 enfants en bas âge. La fatigue permanente faisait partie de mon quotidien et même les autres symptômes comme la difficulté de retenir ses urines et les maux de tête ne m'ont pas alertée et incitée à consulter pour en avoir le cœur net». Il aura fallu de nouvelles analyses du cœur pour déceler un diabète à 6 grammes. Son séjour à l'hôpital et la vue d'autres malades lui ont ouvert les yeux sur la nature et les conséquences de cette maladie qu'elle prenait plutôt à la légère : «Je n'ai jamais pensé que le diabète pouvait conduire à une hospitalisation et à des amputations de jambe. On ne doit jamais négliger sa santé, c'est le bien le plus précieux !». Dans la chambre mitoyenne, une vieille dame de plus de 70 ans a été amputée d'un orteil. Sa petite-fille raconte comment son médecin traitant, un diabétologue installé à son compte, n'a pas vu venir les choses : «Son orteil se gangrenait et le médecin ne faisait que lui changer de pansement, jusqu'à ce que cela empire et quand on l'a amenée ici on le lui a immédiatement amputé!». C'est à la vue de ce cas, pourtant pas le plus grave, que Naïma prit peur et jura de ne jamais plus se négliger quand il s'agit de sa santé. Comme tous les malades hospitalisés, les diabétiques n'ont qu'un vœu ardent au cœur : retrouver le réconfort des leurs et la chaleur de leur chez-soi que rien ne peut remplacer. Si certains malades sont négligents en connaissance de cause, souvent par sentiment de lassitude ou de fatalité, d'autres le sont par ignorance. D'où l'importance des campagnes de sensibilisation et d'information, ne cessent de souligner les spécialistes en la matière. Des campagnes qui ne soient pas conjoncturelles, qui s'appuient sur tous les supports de communication pour toucher toutes les catégories de la société. M. C.