Slogans contre le «règne» interminable de Moubarak au pouvoir depuis 1981, appels pour faire barrage à l'accès au pouvoir de son fils Gamal, réunions de Kefaya (ça suffit !), la question du «changement» fait de nouveau la une. Manifestation à l'initiative des «jeunes du 6 avril», puis re-manif une semaine plus tard à l'appel de Kefaya, cette fois-ci pour exiger la libération des détenus parmi les jeunes du 6 avril qui ont fait face à une répression sauvage et exceptionnelle, deux parlementaires zélés ayant même pressé le ministère de l'Intérieur à utiliser contre eux des armes à feu.A lire les gros titres de la presse indépendante égyptienne et les dépêches des agences internationales, cette effervescence est sans aucun doute à rattacher au retour de Mohamed El Baradei. A les en croire, ce nouveau «printemps de Kefaya» selon l'expression du coordinateur général du mouvement Abdel Halim Qandil, serait dû à la présence magique de l'ex-directeur de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).Arrivé au Caire en février dernier après 19 ans passés à l'étranger, El Baradei avait été accueilli par des centaines de partisans enthousiastes à l'aéroport, parmi lesquels des intellectuels et des écrivains comme Alaa El Aswani. Prudent, il avait fait une déclaration assez vague, répondant qu'il était «prêt» à se «lancer dans la vie politique égyptienne, à condition qu'il y ait des élections libres et le premier pas dans cette direction est un amendement de la Constitution», à des journalistes qui sondaient sa volonté de se présenter à la présidentielle de septembre 2011. Mais le prix Nobel de la paix 2005 s'est depuis retrouvé engagé dans une véritable agitation pour le «changement», même s'il a déclaré qu'il ne se concevait pas forcément comme «présidentiable» mais qu'il voulait simplement participer à la dynamique du changement en Egypte. Il n'a cependant pas été avare en apparitions publiques comme celle du vendredi 16 avril lors de la prière à la mosquée d'El Azhar. Son nom s'est oudainement retrouvé sur les lèvres de tout le monde, médecins de sa génération, vieilles dames actives à la retraite, surtout dans la classe moyenne où il a soulevé des espoirs. Soudainement, il est devenu normal de parler de lui comme d'un éventuel président d'un pays de 85 millions d'habitants. La Constitution exige des candidats indépendants à la présidence le soutien de 250 élus (dont au moins 65 députés à l'Assemblée du peuple), qu'à cela ne tienne. Malgré les efforts pathétiques de la presse officielle qui répète régulièrement que Baradei est un «pacha» coupé des réalités de son pays comme si Gamal Moubarak, lui, ne l'était pas. Rien ne peut plus arrêter l'engouement.En deux mois à peine, Baradei s'est retrouvé au centre de tout le débat sur l'après-Moubarak. Il a d'ores et déjà réussi à s'imposer sur l'échiquier de la scène politique égyptienne en participant à l'impulsion d'une «Assemblée nationale pour le changement» dont il est actuellement le président. Ce «rassemblement ouvert à tous les Egyptiens» vise «à œuvrer pour la modification des articles 76, 77 et 88 de la Constitution», ceux qui règlementent la candidature à la présidentielle, déterminent le nombre de mandats présidentiels et définissent les institutions chargées de garantir la transparence du processus. Des représentants de l'ensemble des forces de l'opposition non légale, y compris le président du groupe parlementaire des Frères musulmans Saad Katatini, ont assisté au lancement de cette assemblée. Présents également étaient les deux autres «présidentiables» de l'opposition, Ayman Nour (45 ans), président du parti El Ghadd (libéral), et Hamdine Sabahi (55 ans), président du parti El Karama (nassériens radicaux de gauche). Le premier s'était déjà présenté aux élections présidentielles de 2005 et l'a payé de près de quatre ans de détention dans des conditions très dures, et le second ne manque pas d'anecdotes à raconter sur ses séjours divers dans les geôles du pouvoir, pour des raisons allant de l'activisme estudiantin au soutien au mouvement des paysans contre la libéralisation des loyers des terres en 1997, deux personnalités qui ne manquent pas de légitimité par rapport à Baradei, même si le nom de Nour soulève maintes réticences à cause de supposés liens avec l'administration américaine. Si cette effervescence pour le changement a été rapidement attribuée par des médias prompts à l'oubli au retour de l'enfant prodige, elle doit aussi être liée plus sérieusement au regain des luttes ouvrières depuis décembre 2006. Une longue grève victorieuse dans le bastion historique du textile dans le Nord du pays (24 000 ouvriers y travaillent encore) à El Mahalla avait alors redonné confiance aux travailleurs de toute une série de secteurs, dans le textile mais aussi dans les chemins de fer et même dans les entreprises privées des nouvelles villes industrielles.La fièvre de la grève et des sit-in s'est même emparée, dans les années précédentes, de secteurs inattendus. Les infirmières, les instituteurs, les médecins, les enseignants d'El Azhar et les employés des impôts fonciers n'ont pas été en reste. Ces derniers ont organisé une grève très suivie et défrayé la chronique par un sit-in à 3 000 en plein centre-ville, en campant avec femmes et enfants face à leur ministère. Ils avaient fini par obtenir gain de cause et ont réussi à faire légalement enregistrer, en avril 2009, le premier syndicat indépendant dans l'histoire de l'Egypte post-nassérienne. Fort de 35 000 signatures, ils se sont ainsi imposés au ministère du Travail, face à une Union des travailleurs officielle dépitée. Une première, qui a renforcé leur détermination et celle d'autres salariés.Depuis février 2010, ces luttes se sont radicalisées. Les ouvriers des usines de textile «Tanta» et Salemco, et les employés du «Centre pour l'information» dépendant du Conseil des ministres ont ainsi organisé des sit-in devant l'Assemblée du peuple, qui, pour certains, durent depuis près de trois semaines. Une effervescence qui a permis l'organisation, le 3 avril dernier, d'un rassemblement commun à l'appel de différents comités syndicaux ainsi que du Syndicat des employés des impôts fonciers, avec comme revendication l'augmentation du salaire minimum à 1 200 lires égyptiennes (217 dollars).Les syndicalistes brandissaient des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : «Nous voulons atteindre le seuil de pauvreté». Leur revendication a en effet été calculée sur cette base : 2 dollars par jour pour quatre personnes. Cette revendication a vite été taxée d'irréaliste par nombre de ses détracteurs, le salaire minimum officiel actuel étant de 112 LE par mois, augmenté de primes non incluses dans le calcul de la retraite. La menace d'organiser cette manifestation avait suffi à faire déclarer au président de l'Union officielle des travailleurs, Hussein Mugawir, qu'il était prêt à intercéder pour négocier un salaire minimum à 900 LE. Les ouvriers ont effectivement obtenu un jugement du tribunal entérinant la réévaluation du salaire minimum. Ils appellent à une nouvelle manifestation devant l'Assemblée du peuple le 2 mai prochain pour faire pression en vue de l'application de ce jugement.Le lien avec ces luttes sociales est au cœur d'un appel pour «un mouvement populaire du changement» lancé ces derniers jours. Impulsé par des militants de gauche et d'extrême gauche, signé par le «présidentiable» Hamdine Sabahi, l'appel propose un programme centré sur la justice sociale et l'égalité pour tous, hommes, femmes, coptes et musulmans. Un appel où les militants participent également, pour beaucoup, à l'association présidée par Baradei.L'effort des forces politiques oppositionnelles pour se rassembler pourrait dans ce contexte être potentiellement dangereux pour un pouvoir décrédibilisé par l'appauvrissement massif de la population, la dégradation des services publics et la cruauté d'un appareil de police qui a banalisé la torture. Fragilisé par la maladie récente d'un chef de l'Etat qui s'est, une fois de plus, remis d'une opération chirurgicale en Allemagne, le pouvoir est aussi profondément divisé sur la succession potentielle de Moubarak. En septembre 2011, il achèvera son cinquième mandat. Si son fils Gamal, 47 ans, a réussi à bien se placer dans la hiérarchie du Parti national démocrate en se faisant nommer secrétaire général adjoint, ce «civil», diplômé de l'université américaine du Caire n'a cependant pas encore réussi à rallier toutes les sphères du pouvoir, en particulier l'armée. Des divisions qui pourraient éventuellement jouer en faveur des forces de l'opposition si elles réussissent à mettre en mouvement seulement quelques centaines de milliers parmi les 85 millions d'Egyptiens qui espèrent le changement. D. H. * Journaliste égyptienne engagée