Si la vie des grandes civilisations, des grands pays développés se mesure par le développement économique, elle se mesure aussi par les droits de l'Homme, l'Etat de droit et par la quantité des productions culturelles, l'ouverture des médias lourds à tous les débats contradictoires, sur tous les sujets et domaines. Il est clair que pour le citoyen lambda d'un pays arabe, installé devant une polémique, en direct, sur l'avortement libre et gratuit, l'homosexualité, l'égalité des sexes, la légitimité d'autres religions que l'islam, les risques d'apoplexie seront très élevés. Eduqué par le pouvoir et l'environnement socioculturel, cet individu est forcément fermé, imperméable à n'importe quel discours hors norme officielle, habituel qui le formate sans répit. Handicapé, il ne sait pas qu'il lui manque une dimension, celle de l'écoute, du doute et de la réflexion. Il est désarmé au plan culturel, ce qui affaiblirait ses capacités si son pays est agressé par une puissance armée de technologies, de sciences, de nombreux savoirs et par de nombreux produits culturels.En Algérie, et le constat est facile à établir, les discours ronflants sur l'industrie, les I.D.E, la dépendance alimentaire, «le patriotisme économique», les autoroutes, les rentrées scolaires font florès, dans tous les sens. Parallèlement, «la part honteuse», celle qui concerne la vie au quotidien, le bonheur simple des gens, la relation homme-femme, gouvernants/gouvernés est occultée de manière systémique et systématique. Cette part touche directement la culture qu'ont les citoyens de leur système politique, leur place dans leur pays, sur le regard qu'ils ont sur leur société et les moyens légaux qu'ils ont d'agir sur cette dernière et sur leur avenir. La culture de la citoyenneté, de la participation culture, consciente, active, critique, est évitée comme la peste par les gouvernants. Ces derniers, de manière mécanique mais cependant très naïve, très éloignée du réel, optent pour l'encadrement quasi militaire de tout ce qui bouge. Les associations culturelles, si elles ne sont pas suscitées, financées et dirigées par des gens désignés, sont transformées en «commissariats» au nombre exponentiel contrôlés par deux, trois tutelles ou plus selon le lieu, l'envergure, l'âge ou la nature des missions confiées.Dans une toile d'araignée que l'on croit maîtrisée, aucune spécificité n'existe. Un groupe, un film, une pièce de théâtre voyagent, s'exposent selon un turn-over reconduit à chaque saison, à chaque opportunité. Les réalités culturelles sont différentes d'une famille à une autre, d'une région à une autre, selon les âges, les niveaux socioculturels… Ses pratiques elles-mêmes doivent donc être différenciées pour satisfaire des demandes par des offres, elles aussi, très différenciées. Toutes ces missions directement «branchées» sur les désirs, les besoins culturels et de loisirs des Algériens sont parfaitement remplies par la réception satellitaire de chaînes de TV et par la Toile. Tout le monde sait que El Djazira fait un documentaire sur l'équipe algérienne de foot. Sur des chaînes françaises, on a vu Harbi et Stora parler du film les Hors-la-loi, de la guerre d'Algérie et de la mémoire. Les formes d'indifférence, fort nombreuses à l'égard de la souveraineté, non pas des officiels, mais des artistes, des intellectuels, des producteurs dans l'audiovisuel, sont désormais la norme dominante.De minuscules polémiques autour d'un documentaire censuré ou non, d'une demande d'un financement que l'ENTV accepte ou refuse, de petites choses alimentent la chronique quotidienne mais qui en creux indiquent des déficits de libertés, de création et de financements trop rares dans la mesure où le privé national est interdit dans les domaines de la TV, des constructions de théâtre, de salles de cinéma, d'académie de danse, d'écoles de musique. Le privé est encore stigmatisé sous prétexte qu'il n'est bon que pour le fast-food au lieu de négocier avec lui des cahiers des charges, des facilités fiscales, au plan du foncier, l'achat de films et de spectacles étrangers, etc. De fait, les exercices comptables, les saisons se suivent et se ressemblent, dans l'apparence et «le bilan d'activités». Nulle part ne sont disponibles des statistiques claires, des bilans financiers, des recettes, le nombre d'heures annuelles produites par et pour la TV, les disques vendus. La rareté des productions nationales, en l'absence d'industries culturelles, ne favorise effectivement pas des statistiques ou des bilans chiffrés. Si, en économie, la rareté peut justifier des prix élevés, dans la culture les raretés, les censures, les tabous et les petites querelles travaillent pour que les regards s'expatrient. A. B.