L'attaque de la flottille de la Liberté loin au large de Ghaza et la mort de militants pacifistes reflètent une brusque accélération de l'histoire dans la région. Dans les deux jours qui ont suivi ce crime de guerre, nous en avons plus appris sur l'importance des mots utilisés que pendant de longues années de vie tranquille. Apprendre reste aussi un aspect de l'accélération de l'histoire, agir, un autre de ses côtés et espérer changer les choses, le carburant de cette accélération. Les médias dominants ont attiré notre attention sur cette importance des mots. Ils ont tellement insisté pour nous expliquer la différence entre le terme «acteur» de la tuerie qui, au singulier, aurait désigné le seul Israël mais qui au pluriel «les acteurs» désignaient également les militants «pro-palestiniens». Ces médias avaient tellement peur pour leurs opinions publiques ! Elles risquaient de ne pas comprendre que les Etats-Unis et les gouvernements occidentaux renvoyaient dos à dos les pirates qui tuaient dans les eaux internationales avec hélicoptères, armes de guerres, etc. et des humanitaires. Nous prenons cette leçon à la lettre et nous ferons attention aux mots. Des «pro-palestiniens» sont forcément des anti-israéliens, donc des antisémites, donc armés de haine et donc tout à fait capables de tuer les gentils d'élite israéliens qui ne savent que faire face à des armes blanches qui se sont réduites à deux cutters. Pourquoi ces médias ont-ils insisté spécialement sur cette histoire de cutters ? C'est dangereux les cutters et ils vous font facilement des 11-septembre. Cela remue surtout dans les subconscients l'idée de la catastrophe majeure et de la dangerosité absolue de qui porte un cutter. Le cutter deviendra-t-il le prochain symbole de toutes les frayeurs et remplacera-t-il l'image du «communiste, le couteau entre les dents» ou l'image du «péril jaune» ? Il remplit déjà bien sa fonction de représenter le danger de «l'islam politique», tenez, le même qui règne à Ghaza. Et la boucle est bouclée : ces athées, ces juifs, ces chrétiens, ces musulmans, ces croyants d'autres religions et des cinq continents, et ces personnalités reconnues pour leur autorité morale, dont des rescapés du nazisme et des prix Nobel des camps de la mort, n'agissent pas pour des raisons de morale et d'éthique, pour cette idée que tous les hommes ont les mêmes droits et appartiennent à la même humanité, fussent-ils palestiniens. Ils n'incarnent plus cette décision et cette volonté de vivre ensemble avec nos différentes croyances et cultures. Ces médias tentent de les transformer en terroristes par le jeu subliminal des associations d'images et de mots ; peut-on, dans ce registre, parler d'association d'idées ! Les Palestiniens sortiront demain de leurs drames avec leur humanité indemne grâce à cette fraternité d'hommes de toutes confessions et de toutes croyances, d'hommes libres venus d'au-delà des mers pour remettre du lait et mettre des mots sur les blessures. Ces médias dominants sont odieux et criminels en toute connaissance de cause. Ils savent pour quelle domination de l'homme sur l'homme ils travaillent et pour quels intérêts coloniaux et néocoloniaux. Ce n'est pourtant pas leur seul crime. Dans cette défense désespérée du crime de guerre, ils nous ont abreuvés d'analyses sur un enjeu : Israël a perdu la bataille de l'image ! Et on se met à s'intéresser à cette bataille des images ! Qui marque des points, Hamas ou Israël ? Puis par extension, Israël ou l'Iran ou le Hezbollah ? Des centaines d'articles, d'opinions, de commentaires et de savantes analyses d'experts focalisent nos regards sur cette «bataille». Nous aimons tant les matches indécis ! Mais celui-ci ne l'est pas. Israël a perdu la bataille : il est tombé dans le piège de Hamas. Exit le blocus, les morts réelles et pas qu'en images, l'acte de piraterie, le crime de guerre, la spoliation des terres palestiniennes, la colonisation. Exit l'histoire réelle, faite de chair et de sang, de crimes et de déni, de spoliations et de nettoyage ethnique. Nous avons affaire juste à un match de boxe truqué par les victimes et pour lequel on nous invite à compter les points marqués par les uns ou les autres. Il se trouve juste que dans ces analyses on ne parle que d'Israël et du débat qui s'y déroule, du choc vécu, du danger qui le cerne, de la perfidie de son ennemi, de ses doutes, de sa naïveté et de son innocence face à un ennemi rusé, etc. Bref, on nous a abondamment servi les preuves de la nature faillible, fragile et donc «humaine» d'Israël. Le Hamas, l'Iran, le Hezbollah restent de ces entités hostiles et mystérieuses, lointaines et en marge sans aucune réalité de souffrance ou de questionnements. Sans cette incertitude du lait pour les enfants et cette crampe qui saisit les mères au ventre de ne savoir que dire ou que donner aux enfants. Réalités monolithiques «le mouvement islamiste» qui a pris… L'Etat juif est moins théocratique que le Hamas et les colons sont moins fanatiques ? Nous aurons retenu la leçon et nous aurons prêté attention aux mots. Ceux des médias dominants reviennent à escamoter la réalité palestinienne. Et à escamoter ses souffrances. A escamoter les motivations et les idéaux de ceux qui ont par leur mort donné vie à l'idée de la solidarité humaine contre la violence coloniale et impérialiste. A escamoter le crime. Nous vous laissons à vos comptes d'arbitres marrons. Nous avons trop à faire à préparer un monde qui ressemble à la flotte de la Liberté. Le nouveau Moyen-Orient Ni Clinton ni Obama n'avaient besoin de nous assener de nouvelles preuves de leur sionisme. Le discours du Caire puis quelques autres sur la planète ont fait brièvement illusion. Nous savons maintenant qu'Obama est le masque noir de la politique blanche de Bush. Pas question de peiner Israël. La piraterie et le crime de guerre deviennent de la légitime défense. Le prix Nobel de la paix aura aussi franchi ce seuil de l'ignoble. Nous finirons par comprendre qu'il en a les moyens militaires et l'impudence personnelle nécessaires. N'était la Turquie, il n'aurait certainement pas demandé mollement une enquête crédible. C'est bien lui et sa ministre Clinton qui ont tenu les humanitaires pour coresponsables de la tuerie. C'est tout à fait dans la culture des Etats-Unis de tenir pour de dangereux communistes toutes les personnes qui se demandent pourquoi il y a des riches et des pauvres. Le terrorisme commence juste après. C'est quand même une revanche de l'histoire que ces mêmes Etats-Unis arrogants, dominateurs et hégémonistes, décidés à remodeler le Moyen-Orient, soient obligés de céder devant le Premier ministre turc, devant la fermeté de l'Etat turc à faire respecter les notions et les principes élémentaires du droit : une attaque en haut mer s'appelle de la piraterie et tuer des humanitaires désarmés reste un crime de guerre. En réclamant ce simple respect des normes du droit et de la vérité des faits, la Turquie a changé de statut dans la région. Un nouveau Moyen-Orient est en train de naître mais pas celui que préparaient les Américains. Les médias dominants ont aussi avancé leurs explications toutes aussi «israéliennes» que possible. Le gouvernement turc est un gouvernement islamiste, donc hostile à Israël, donc pro-Hamas, donc dangereux pour la Turquie qui risque sa laïcité, donc dangereux pour l'opposition laïque, etc. Israël ne s'est pas gêné pour comploter contre la Turquie avec les Kurdes d'Irak, mais cette conspiration permanente d'Israël est une seconde nature de cet Etat. Pour en revenir aux faits, en deux ans la Turquie vient d'effacer un contentieux historique avec les peuples et les bourgeoisies arabes qui datent du début du XIXe siècle. Il faut rappeler à nos jeunes lecteurs que l'arabisme (qu'on appelle baathisme aujourd'hui) s'est constitué contre la domination turque pour permettre aux bourgeoisies citadines des grands centres urbains de se créer des Etats nations. Un seul cas fait exception, celui des wahhabites qui furent un mouvement bédouin et non citadin. C'est sur cette volonté d'émancipation des Arabes de la tutelle turque qu'ont surfé les Anglais et les Français pour en finir avec l'Empire ottoman et l'homme malade de l'Orient. Les trajectoires de la Turquie et des pays arabes ont suivi des chemins inverses et hostiles. Le démembrement de l'Empire ottoman devait permettre l'accès au pétrole. Le pétrole a été au centre de toutes les convulsions du Moyen-Orient. L'armée turque décidée à en finir avec le féodalisme de la Sublime Porte donnait naissance à la césarienne à une bourgeoisie nationale turque longtemps incapable de se donner une stature nationale et les moyens d'une gestion civile. L'armée a agi pour elle mais au bout d'un siècle (1918–2010) cette bourgeoisie fascinée autant que l'armée par l'Europe se voit freinée dans son aspiration à partager la prospérité économique de l'Europe après avoir partagé tous les combats anticommunistes et antisoviétiques de l'OTAN. Il n'échappe à personne en Europe ni aux Etats-Unis que la Turquie devait compenser cette interdiction européenne par des nouvelles perspectives. Or, la crise financière de 2008 ébranlait tous les scénarios et en dehors des mises en scène médiatiques, les responsables réels savaient que le séisme allait secouer en profondeur les édifices bâtis au cours du XXe siècle. Clairement, face à la crise, l'argent du Moyen-Orient, ses capitaux fabuleux et son marché immense –200 ou 300 millions de personnes– constituent une des clés de sortie de crise pour l'Europe mais aussi pour la Turquie rejetée par l'Europe. L'obstacle de l'accès à ce marché, c'est Israël. Un demi-million de colons fanatiques décidés à réaliser les promesses bibliques de la terre promise mettront le feu à la région plutôt que de consentir au partage d'une terre qui ne leur appartient pas. A partir de 2008, Israël qui jouait ce rôle de contrôle de la région pour empêcher tout nationalisme arabe de réussir est en train de devenir une entité hostile à l'Europe capitaliste. C'est leur colonie mais elle se pique de leur dicter sa politique. Ça marche pour les Etats-Unis car ces derniers ne sont que dans la perspective d'utiliser leur supériorité militaire comme facteur décisif et ne s'intéressent qu'à la maîtrise des sources et du transport des hydrocarbures. Trop court pour l'Europe. Mais trop court aussi pour les pays arabes. Les politiques impérialistes hostiles au nationalisme arabe ont fini de démanteler toutes les possibilités de développement et d'affermissement de bourgeoisies arabes. Se sont substituées à ces bourgeoisies des familles oligarchiques nées de la corruption des bureaucraties civiles et militaires et entièrement dépendantes du commerce extérieur et des rentes acquises. Ces oligarchies sont arrivées à l'extrême limite de tout rôle national. Elles sont entièrement à la merci des puissances occidentales qu'elles ont financées à perte en 2008 mais dont elles n'obtiennent jamais rien. C'est ce schéma qu'on veut élargir à tous les pays arabes, dont l'Algérie. Ce n'est pas le cas de la Turquie dans laquelle s'est enfin constituée une bourgeoisie nationale ayant besoin d'un Etat national qui défende ses intérêts nationaux et qui, donc, doit lui trouver l'espace extérieur de son expansion. Et Erdogan exprime les intérêts de cette bourgeoisie. Il exprime donc son besoin de devenir une puissance régionale autonome des anciennes tutelles américaines et européennes. C'st pour cela qu'il règle ses anciens conflits avec la Syrie, l'Iran, remet en marche le train vers le Hedjaz, etc. C'est le retour en puissance d'une bourgeoisie turque dans une région anciennement dominée par l'Ottoman. Voilà les lignes de force qui font qu'Israël n'a pas affaire dans le cas de la Turquie à des pions de ses parrains mais à une concurrente, la bourgeoisie turque, qui n'est pas prête à brader des intérêts qu'elle a construits avec tant de peines et d'efforts. L'aura de la Turquie auprès des masses arabes, des peuples de la région mais aussi des bourgeoisies qui ont été laminées par les politiques impérialistes grandira encore. En retour, cette aura lui donnera plus de force morale en plus des marchés qu'elle va lui ouvrir sur les anciennes routes commerciales, sur les anciennes amitiés retrouvées au terme de deux siècles de divorces tumultueux. Cette renaissance turque est l'un des aspects de la respiration des peuples arabes obligés de s'agripper à toutes les bouées, à tester toutes les issues mais aussi à mesurer l'ampleur de la trahison de leurs oligarchies et de leurs bourgeoisies compradores, exact inverse des bourgeoisies nationales. Ce ne sera pas rien dans les cheminements de leur conscience. Nous ferons attention aux mots. Les Etats-Unis et les puissances européennes ont longtemps agi pour changer les frontières et composer les Etats de la région à leur convenance. Avec toute leur puissance militaire, ni l'OTAN, ni les Etats-Unis, ni Israël, ni l'Union européenne ne pourront rien contre les recompositions qui cheminent dans les souterrains avec la taupe. Comprendront-ils qu'ils ont mangé le pain blanc de la chute du mur de Berlin ? Comprendrons-nous que se joue autre chose qu'un réveil ottoman même si le fantôme ne manque pas de consistance historique ? M. B.