Poignant, émouvant, déroutant, tels sont les qualificatifs que l'on pourrait attribuer au roman le Passé devant soi du romancier rwandais Gilbert Gatore, publié par les éditions Chihab. Dès la première page, une voix avertit les lecteurs : «Chers inconnus, bienvenue dans ce récit. Je dois t'avertir que si, avant de mettre un pied devant l'autre, il te faut distinguer le sentier incertain qui sépare les faits de la fable, le souvenir et la fantaisie ; si la logique et le sens te paraissent une seule et même chose ; si, enfin, l'anticipation est la condition de ton intérêt, ce voyage te sera peut-être insoutenable.» Ainsi, le ton de l'œuvre est donné, dans une écriture fluide, mêlant harmonieusement réalisme et fable. Le Passé devant soi harponne les lecteurs par les tripes et qui resteront longtemps hantés par cette œuvre surprenante. Le roman alterne, en fait, deux récits, deux voix, deux destins marqués par la tragédie d'un pays que l'auteur a choisi de ne pas nommer. Les deux personnages - Isaro et Niko, la victime et le bourreau dont le point commun est le passé douloureux de massacres engendrés par la folie des hommes. Ces deux personnages partagent en commun le fardeau inhumain d'une telle mémoire à laquelle on ne peut survivre, que l'on appartienne à l'un ou à l'autre camp. L'histoire d'Isaro et la fable de Niko se relaient dans un style classique pour la première et celui d'une violente fable pour le second. Au-delà des passages «insoutenables» qui plongent le lecteur dans les abysses sombres des hommes, tant sur le plan psychologique que celui d'actes monstrueux, l'auteur se pose tel un humaniste qui relate la détresse humaine face au poids du souvenir, quel que soit le camp de l'individu. Gilbert Gatore choisit de ne pas donner de réponse aux nombreuses questions qu'il pose, de ne pas se poser en juge. Il n'affirme rien, il interroge. Ainsi, Isaro, seule rescapée du massacre de toute sa famille, vit en France dans un exil doré, surprotégée par ses parents adoptifs. Elle qui semble avoir étouffé son passé, un flash à la radio va tout faire remonter à la surface. C'est un véritable cataclysme qui va ébranler son univers, révélant de vieilles blessures encore purulentes : «Elle est contente de constater que ce monde, qui ne doit avoir changé en rien, lui est devenu totalement étranger aujourd'hui.» Face à cette tragédie de la mémoire, Isaro décide de se consacrer à un projet dont la finalité est de constituer un recueil de témoignages sur cette folie meurtrière. Elle abandonne sa famille et ses brillantes études pour se rendre dans son pays natal et récolter les témoignages des habitants, dans l'espoir vain de comprendre l'inconcevable. Mais cela la mènera dans un tourbillon mémoriel sans fin qui, finalement, ne lui apportera pas la sérénité de l'esprit, mais la poussera vers l'acte ultime de mettre fin aux tourments de son âme. Niko, muet de naissance, grandira dans l'indifférence de son père et victime de sa différence, il vivra une enfance solitaire. A l'age adulte, il rejoindra par la force des choses les tortionnaires, armés de gourdins et de machettes. Niko le paria deviendra un redoutable chef sanguinaire, qui trouve dans son statut de bourreau un pouvoir inattendu. Lorsque s'achèvent les horribles massacres, Niko prenant conscience de ses exactions s'exile alors sur une île maudite, dans une grotte, lieu d'initiations traditionnelles où vivent de grands singes qui le séquestrent. Dans cette solitude, il questionne son existence passée, témoignant de son impuissance à comprendre ce qui, un jour, l'a fait dévier de son chemin tranquille, ce qui lui a fait prendre une machette, ce qui lui a fait massacrer ses proches. Il revient sur son impuissance à comprendre d'où est né le chaos, et aussi ce qui a ramené le monde à un semblant de normalité. Son impuissance à trancher face au choix le plus trivial qui puisse être : mourir ou bien tuer. Le lecteur est entraîné dans l'esprit de Niko, ce «labyrinthe sauvage» qui égrène au long de paragraphes numérotés, comme des versets bibliques, les insupportables souvenirs et pose des questions dures : «Ceux qui tuent ont-ils une raison ? Et ceux qui meurent ?» «Doit-on quelque chose à son ange gardien ?» «Prendre la vie de quelqu'un interdit-il de disposer de la sienne ?» Pour Niko, la quête de l'oubli est aussi impossible, prisonnier de la justice des singes, alors que celle des hommes a échoué par impuissance ; il se laissera dépérir dans une lente agonie. Ses dernières interrogations avant que son âme ne s'envole sont : «Est-ce lui qui se répand dans l'air sous la forme d'un relent insupportable et au sol l'aspect d'un coulis visqueux et noirâtre que les insectes, écœurés, laissent aux vers ?» Au final, que l'on soit victime ou bourreau, l'esprit est rongé par les mêmes questions : comment pardonner, comment oublier, comment renaître ? Est-ce possible ? Survivant de la tragédie rwandaise, Gilbert Gatore publie, à 26 ans, ce premier roman fort «qui pose avec délicatesse et courage des questions universelles ». Le Passé devant soi, qui a paru en 2008, a obtenu le prix Ouest-France Etonnants voyageurs. C'est le premier tome d'une trilogie intitulée Figures de la vie impossible. L'auteur avait confié à un quotidien français : «Je ne suis pas sûr que la mémoire serve à quelque chose, elle prolonge les événements, mais n'apporte aucune réponse.» Il a ainsi choisi la fiction pour donner la parole à ces êtres blessés, une forme qu'il considère comme «la manière d'approcher une vérité impossible à dire». S. A.