Quand son propre pays sombre dans la guerre et que l'on a tout juste 10 ans, à l'âge adulte on ressent comme une morsure vive, difficile à décrire et autant à l'exprimer. A 26 ans, le Rwandais Gilbert Gatore se remémore le passé tragique de son pays des années 90, le met courageusement devant soi et le raconte avec un style d'une éblouissante mesure dans ce roman exutoire Le Passé devant soi (*). Observons que l'auteur projetait de construire son oeuvre sous l'intitulé général de Figures de la vie impossible dont Le Passé devant soi serait le premier tome. Depuis qu'il n'était même pas encore adolescent, il avait, tout le temps dans son carnet qu'il gardait dans sa poche, consigné des notes, des choses vues, des croquis, toutes les horreurs de la guerre et les exactions des vengeances personnelles. Il déclarait par ailleurs: «Avant d'être un génocide, les événements de 1994 [au Rwanda] sont des expériences humaines, individuelles, subjectives. Pourquoi prend-on une machette pour tuer son voisin? Seule la fiction peut répondre à cette question. Il faut inventer la vérité, pour qu'elle puisse apparaître...» Cette vérité, seule la fiction a pu, semble-t-il, lui donner le courage et l'inciter au devoir de la dévoiler aux yeux du monde. Il aurait ainsi, affirmait-il, écrit six volumes de son «journal» qu'un douanier lui aurait confisqués au moment où, fuyant les massacres dans son pays, le jeune Gilbert et sa famille franchissaient la frontière du Zaïre. Ce fut pour lui «un arrachement», confiait-il: «Pour compenser la violence de cet arrachement, je me suis dit que j'allais tout réécrire. Mais je n'ai pas réussi. C'est comme ça que je suis passé d'une écriture égocentrée à l'écriture pour l'écriture.» Par parenthèse, cette situation a été vécue par certains de nos écrivains durant la lutte de libération nationale; par exemple, Mouloud Mammeri a dû réécrire presque en totalité son livre L'Opium et le bâton dont de nombreux feuillets avaient disparu. Poursuivant l'information donnée par Gilbert Gatore lui-même, on apprend qu'il commença par publier des nouvelles, puis un concours de circonstance, qui lui fit découvrir les romans du Sud-Africain, John Maxwell Coetzee, Prix Nobel de littérature pour l'année 2003, l'engagea à s'orienter résolument vers le roman. Des Hautes études de commerce réussies, des encouragements de ses professeurs et de son entourage familial et estudiantin attisèrent son désir d'écrire enfin Le Passé devant soi. Ses personnages lui apparaissent encore tout vivants, le récit dans lequel ils évoluent lui brûle les doigts; c'est de la main qu'il reconstitue ce qui était resté intact dans sa tête. Il en fait une oeuvre mi-littéraire, mi-philosophique, et se devait d'inventer le style adéquat. Et c'est avec une étonnante facilité que sa «maïeutique» a réussi c'est-à-dire qu'il nous a exposé et nous a expliqué les vérités qu'il portait en lui avec - dirai-je - la joie et la responsabilité d'écrire. Voici donc l'heure de vérité que rien ne va troubler, l'imagination est claire dans un vaste paysage où s'animent des êtres et des âmes d'apparence fantastique. Le récit, telle une fable, se déroule en actes parfaitement définis, en scènes et en sections numérotés, comme dans un bon scénario, sauf que la fiction, par elle seule, doit se révéler la vérité d'une dramaturgie vécue, terrible. L'écriture, la qualité de l'écriture est ici essentielle. Une interactivité subtile sollicite en permanence le lecteur. Parmi une foule de personnages secondaires (mais «accessoires» aussi), deux personnages-clés sont en présence. Il y a Isaro («Elle a l'air d'un oiseau géant, de ceux qui tiennent des journées entières en équilibre sur une patte [...] Droite sur son tabouret, figée telle une image, elle s'imagine qu'à condition de réfléchir assez longtemps, de s'obstiner suffisamment, elle finira par comprendre quelque chose.») se souvient de son pays d'Afrique. En quelque sorte oiseau émigré en France (malgré elle, puisqu'elle est enfant adoptée), mais jeune étudiante et belle, Isaro se sent «désormais inutile à elle-même». Des nouvelles terrifiantes lui arrivent de son pays natal dont le nom (quelle étrangeté!) n'est pas prononcé. Elle a un vif ressentiment à l'égard de ses parents adoptifs. Il y a Niko, qu'on appelait Niko-le-singe, qui s'est retiré dans une grotte, «malgré toutes [les] mises en garde» de son entourage et qui s'est trouvé entouré de singes. Une folie de plus, une idiotie de plus, peu importe, lui, il reste «le simple d'esprit» qui a fui son pays en guerre et qui s'est installé en un lieu où «un écho dont les sourdes et interminables vibrations continuaient à résonner dans sa tête, des années plus tard» et où surtout lui «est un démon abominable», car «lorsqu'il se fend d'un sourire, [...] il dévoile des dents sales, enchevêtrées et disproportionnées.» Ainsi deux récits, à la fois parallèles et croisés se développent dans ce roman qui charme, séduit et déroute le lecteur même le plus averti de ces sinuosités littéraires emplies d'images insensées et pourtant réelles, où la poésie efface la hargne verbale et la fantasmagorie d'une sorte de jeu de miroirs tapissant les parois de la grotte donne le tournis. À mon sens, Le Passé devant soi de Gilbert Gatore est un décor parfait pour exprimer une tragédie où les rêves d'auteur sont vrais au présent. Que reste-t-il de «ce génocide»? Que faut-il invoquer? Pardon ou Justice? Justice pourrait-elle être Pardon aussi?... La bonne philosophie est de laisser la philosophie comme un poisson dans l'eau. Et comme on dit chez nous, laissons le puits fermé de son couvercle! La fin du récit d'Isaro et de Niko est une surprise étonnante; elle exige que je la respecte, et donc je ne vous la livrerai pas. (*) Le Passé devant soi de Gilbert Gatore, roman, Chihab Editions, Alger, 2009, 199 pages.