De notre envoyé spécial à Kampala Abderrahmane Semmar Kampala, capitale de l'Ouganda et ville aux sept collines, revient de loin. Elle revient même de très loin. Ruinée, comme tout le pays, par une guerre civile qui a duré plus de vingt ans, cette ville multiraciale et multiculturelle fait aujourd'hui office de capitale paisible, joyeuse et bouillonnante. Une belle revanche contre le destin car, désormais, les cendres de la guerre civile ont laissé place aux étincelles de l'espoir d'un avenir meilleur. Avec ses centres commerciaux qui poussent comme des champignons, ses immeubles aux facettes modernes s'érigeant à un rythme effréné, ses rues larges et ses avenues très british aménagées dans un décor africain enchanteur, ses bars, ses pubs et ses boîtes de nuit grouillantes, Kampala séduit facilement son visiteur qui ne s'attend surtout pas à découvrir une ville respirant la joie de vivre. A l'image des eaux sereines du lac Victoria, l'Ouganda se reconstruit petit à petit et devient du coup un carrefour d'échanges et un acteur incontournable de la région des Grands Lacs. Il faut dire que ce petit pays, un véritable mouchoir de poche géographique, peuplé néanmoins par plus de trente millions d'habitants, donne un exemple de stabilité aux autres pays de la région, Kenya, Rwanda, Congo RDC, lesquels demeurent en proie à d'importants troubles politiques. Cap sur la reconstruction Longtemps déchiré par une terrible guerre civile, l'Ouganda reconstitue aujourd'hui son potentiel (taux de croissance jusqu'à 10%), mais de façon inégale selon les régions. Si le Nord-Est reste une zone frontalière d'insécurité et le Centre se remet lentement, c'est le sud du pays qui a le plus rapidement repris, accentuant encore les contrastes sociaux et économiques qui sont une des origines de la longue période de troubles. L'Ouganda possède des ressources naturelles importantes, incluant des sols fertiles, des pluies régulières et d'importants gisements miniers de cuivre et de cobalt. Le plus important secteur de l'économie est l'agriculture, qui emploie plus de 80% des travailleurs. La principale culture destinée à l'exportation est le café, qui assure la plus grande partie des revenus de l'exportation. De l'avis de nombreux observateurs, depuis l'arrivée du président Museveni, le pays - avec le soutien des pays étrangers et d'organismes internationaux - a connu une période de stabilité économique caractérisée par une croissance moyenne de 6,5% par an. Des réformes ont été entreprises en vue d'encourager les investissements (libéralisation du commerce et privatisation, réforme monétaire). Et même si le pays souffre toutefois d'une médiocre gouvernance, d'une forte corruption et d'une faiblesse du respect des normes judiciaires, dans le domaine public comme privé, l'Ouganda continue d'enregistrer de performants taux de croissance. Ceci dit, des insuffisances demeurent notamment dans l'amélioration d'infrastructures de base qui manquent cruellement à ce pays. Classé 157ème sur 177 par l'IDH en 2009 (en recul de 32 places), l'Ouganda reste un pays pauvre (classé parmi les PMA). Le taux de pauvreté est toutefois en net recul avec 29% en 2008 (31% en 2006) ; il reste néanmoins élevé dans les districts du Nord (60%). Il est à signaler, par ailleurs, qu'avec 2,3 milliards d'euros d'aide publique au développement, l'Ouganda est l'un des pays les plus aidés d'Afrique. La Banque mondiale vient en tête. Les principaux bailleurs bilatéraux sont le Royaume-Uni (70 M £ par an), les Etats-Unis (32 M $) et le Japon ainsi que l'Union européenne, laquelle consacre à l'Ouganda 439 M €. D'autre part, l'Ouganda est l'un des laboratoires de l'initiative PPTE. Il bénéficie dans ce cadre d'un allègement de la dette de plus d'un milliard de dollars, soit une réduction de 50% de son endettement. Le commerce extérieur est structurellement déficitaire malgré une forte hausse des exportations. Les trois principaux produits d'exportation sont le café, le poisson et l'or, l'Ouganda important essentiellement des équipements automobiles et industriels, des produits alimentaires et du pétrole. Museveni et l'Armée de résistance du Seigneur Sur le plan politique, tout le monde s'accorde à dire, à Kampala, que l'avènement de Museveni en 1996 a réussi à mettre ainsi un terme à quinze années de guerre civile. Il instaure un régime de «démocratie sans parti» ou «Movement System», censé canaliser les tensions politiques et confessionnelles à l'origine des années de guerre civile. Ce système est plébiscité, le 29 juin 2000, par un référendum remporté par le pouvoir à plus de 90% des voix. Le chef de l'Etat a conforté son pouvoir en remportant les élections présidentielles de 1996 puis de 2001 (69% des voix) et les législatives du 26 juin 2001 (189 sièges sur 214). Un référendum entérine le multipartisme (juillet 2005), sous la pression d'une société civile organisée. En contrepartie de cette ouverture, Museveni obtient une autre modification de la Constitution qui lui permet de briguer un troisième mandat. Le candidat-président remporte les premières élections présidentielle et parlementaires multipartites le 23 février 2006. Cependant, la plus grande réussite de Museveni demeure incontestablement le règlement du conflit avec la rébellion de l'Armée de résistance du Seigneur (LRA), qui a débuté en 1986, dans le nord du pays (zones Acholi et Langi) en faisant des dizaines de milliers de morts et 1,5 million de déplacés. Ce terrible conflit a créé une situation humanitaire catastrophique sans précédent en Afrique. Fort heureusement, des pourparlers de paix entre la LRA et le gouvernement ougandais ont été engagés, sous médiation sud-soudanaise, en août 2006, et ont débouché, le 26 août, sur la signature d'un accord de cessation des hostilités. Sept autres accords ont été signés avec succès dont, en février 2008, un accord de cessez-le-feu permanent, un accord de DDR (désarmement, démobilisation, réconciliation), une annexe à l'accord DDR prévoyant l'adaptation du système judiciaire en vue de juger les crimes de guerre, un accord de mise en application de solutions globales (retour des déplacés, plan de relèvement du Nord, fonds d'aide aux victimes de la guerre), un accord sur des mécanismes de contrôle. Ces accords ont permis de ramener la paix et la sécurité dans le Nord ; plus de la moitié des réfugiés ont déjà rejoint leurs villages. En plus, le plan de reconstruction et de relèvement du Nord a été lancé. Et depuis, la situation humanitaire s'améliore. Toutefois, la signature d'un accord final de paix a été reportée plusieurs fois au cours de l'année 2008, du fait de l'absence du chef de la LRA, Joseph Kony, qui semble vouloir se soustraire à toute forme de justice. L'un des points d'achoppement reste, en effet, l'application des mandats internationaux lancés en juillet 2005 par la CPI (à la demande de Kampala) contre cinq leaders de la LRA dont Kony. Ayant épuisé toutes les voies pacifiques pour amener Kony à signer l'accord final de paix, le gouvernement ougandais a lancé, le 14 décembre 2008, l'opération Lightning Thunder contre les bases de la LRA en RDC. Cette opération menée en collaboration avec les armées congolaise et sud-soudanaise, n'a pas, à ce jour, permis d'arrêter le chef du mouvement ni de mettre un terme à la rébellion, sans cesse en mouvement dans la région. Les représailles de la LRA ont été terribles : 800 morts, 100 000 déplacés et 160 enfants enlevés. L'opération a cependant conduit à la destruction des bases et des stocks d'approvisionnement des rebelles, les plaçant dans une situation de grande précarité. En conséquence, la LRA ne se trouve plus sur le territoire ougandais. Mais les autorités demeurent vigilantes quant à une possible résurgence en provenance du Soudan et de ses environs. Les Etats-Unis, un allié stratégique de Kampala depuis longtemps, financent en outre un corps expéditionnaire ougandais pour traquer ces rebelles (RCA). Mais malgré cela, Joseph Kony reste à ce jour introuvable et toujours activement recherché, notamment en République d'Afrique centrale où l'on croit qu'il dirige le reste de ces troupes. Al Shebab : la nouvelle menace Une page sombre a été donc tournée dans l'histoire de ce pays. Ceci dit, l'Ouganda retrouve-t-il pour autant la paix ? Pas vraiment car, récemment, Kampala a retrouvé les feux de la rampe de l'instabilité avec le double attentat perpétré par le mouvement radical somalien Al Shebab. A quelques jours à peine de l'organisation du 15ème sommet de l'Union africaine, un sommet qui a été organisé à Kampala même du 19 au 27, ces attentats ont replongé tout le pays dans une atmosphère d'insécurité. Or, cette fois-ci, population comme autorités, les Ougandais n'ont pas voulu céder à la panique et une véritable union nationale s'est dressée pour faire face à la nouvelle menace. Une menace qui a pour nom la Somalie. Ce pays à la situation politique chaotique s'est, en réalité, invité par surprise dans la campagne préélectorale ougandaise avec les attentats meurtriers de Kampala. L'opposition, qui dénonce les risques d'une implication militaire accrue à Mogadiscio, prônée par le chef de l'Etat Yoweri Museveni, voit réellement d'un mauvais œil l'augmentation du contingent de militaires ougandais présents sur le territoire somalien. Il faut savoir que les insurgés somaliens shebab ont revendiqué le double attentat du 11 juillet à Kampala, qui a fait au moins 73 morts, en représailles à la présence militaire ougandaise en Somalie au sein de la force de paix de l'Union africaine dans ce pays, l'Amisom. «Les résultats de cette aventure militaire peuvent avoir des conséquences potentiellement horribles pour tout le monde», a dénoncé l'opposant ougandais, Kizza Besigye, qui devrait se présenter pour la troisième fois contre Yoweri Museveni, lors de l'élection présidentielle de février 2011. «J'ai été opposé depuis le début à cette intervention», a ajouté M. Besigye, interrogé sur la contribution de l'Ouganda à l'Amisom dès son déploiement en mars 2007. Selon lui, envoyer des troupes pour protéger un gouvernement de transition somalien, qui ne contrôle que quelques quartiers de la capitale, est tout simplement intenable. De son côté, le chef du Parti conservateur ougandais, John Ken Lukyamuzi, a, pour sa part, estimé que les 3 500 Ougandais de l'Amisom devraient être «retirés immédiatement», jugeant la bataille contre les insurgés somaliens perdue d'avance. Dans ce sillage, l'opposition au président Museveni conteste également l'absence de débat sur l'envoi de troupes dans un pays étranger et plus généralement sur la politique étrangère du pays. M. Besigye a rappelé l'exemple du soutien de Kampala au Sud-Soudan lors de la guerre civile Nord-Sud de 1983 à 2005, qui avait conduit Khartoum à soutenir la rébellion ougandaise de l'Armée de résistance du seigneur (LRA), responsable de la mort et de l'enlèvement de plusieurs dizaines de milliers de personnes dans le nord de l'Ouganda. «Quel que soit le bien-fondé de chacun de ces conflits, le problème, c'est le mépris réservé au travail parlementaire et par conséquent au peuple ougandais», a-t-il accusé. Plus modéré, Bibandi Ssali, qui a occupé des fonctions gouvernementales pendant plus de dix ans et prévoit de se présenter à la prochaine élection présidentielle, plaide pour une «attitude plus réfléchie» de l'Ouganda sur le dossier somalien. Mais le président Museveni ne l'entend pas de cette oreille. Il a d'ailleurs adopté, après les attentats de Kampala, une attitude plus martiale que jamais, appelant à «l'élimination» des Shebab, qui auraient fait vœu, selon les informations diffusées par les services secrets occidentaux, d'allégeance à El Qaïda. «Nous étions à Mogadiscio pour seulement garder le port, l'aéroport et la présidence. Maintenant, ils [les Shebab] nous ont motivés pour aller les chercher», a-t-il commenté. «Nous allons passer à l'offensive pour ce qu'ils viennent de faire», a-t-il promis. Preuve de sa détermination, le gouvernement ougandais s'est dit prêt cette semaine à envoyer 2 000 hommes supplémentaires en Somalie et a plaidé pour l'adoption d'un mandat plus offensif pour l'Amisom. Une proposition que les dirigeants de l'UA n'ont pas hésité à entériner au cours du sommet de Kampala. Dans ce contexte, plusieurs spécialistes ougandais des questions de sécurité dans la région font ce constat : tout indique que le gouvernement ougandais restera insensible à d'éventuelles pressions de son opinion publique ou de l'opposition et devrait au contraire adopter une attitude plus agressive à la suite des attentats. «Indépendamment de cet incident, il y avait déjà une tendance à la montée en puissance [de l'Ouganda] à Mogadiscio», selon Angelo Izama, chercheur pour le centre de réflexion ougandais Fanaka Kwa Wote. Encouragé par les Américains et les Européens qui cherchent à éviter à tout prix qu'un Emirat islamiste s'installe dans la corne de l'Afrique, l'Ouganda a, décidément, mis définitivement les pieds dans le bourbier somalien. Ce pays prend ainsi une nouvelle dimension internationale même si cette aventure somalienne risque de se terminer par un désastre. L'Ouganda va-t-il être dépassé par ses propres ambitions régionales ? Telle est la question que tout le monde se pose à Kampala. Et seul l'avenir semble capable d'apporter la réponse.