Photo : S. Zoheir Entretien réalisé par Abdelkrim Ghezali La Tribune : Novembre est aujourd'hui un mythe fondateur de la renaissance de l'Etat et de la Nation algérienne. HOCINE Zehouane : Sa célébration appelle au recueillement mais, souvent, la politique est aux limites de la profanation par excès d'ignorance ou de fioritures dans l'organisation du «spectacle». Au- delà de la dimension mythique et de l'aspect liturgique des célébrations, la conscience historique oblige à ramener l'événement au rang d'un fait «historique» lui-même justiciable d'un examen critique sans céder à aucune orientation partisane banalisante ou apologétique. Y a-t -il une méthode ? Sans doute celle qui fait dire à Georges Duby, professeur au Collège de France, que l'événement historique doit être saisi comme un «nœud plus volumineux que d'autres sur une chaîne continue de décisions, de tentations, d'hésitations, de succès et d'échecs, tous alignés sur un seul vecteur» pour notre cas d'espèce, «celui d'une dialectique de la colonisation et de la lutte de libération nationale» Recherche, dites-vous d'une «lecture critique d'un moment charnière de notre histoire et de ses conséquences politiques et organisationnelles sur le cheminement de la guerre de libération nationale ?» Vous faites bien à propos de me poser votre première question sur l'état d'esprit de ceux que vous appelez des «activistes» du CRUA entre le moment où éclate au grand jour la crise du MTLD en mars 1954 et le 1er Novembre, date de l'insurrection armée.Car, fait historique, Novembre sera en amont, selon la règle méthodologique posée ci-dessus, caractérisé et conditionné par une série de déterminations causales dont il sera la résultante avant de générer à son tour ses marques de déterminations causales. Pour saisir l'état d'esprit des membres du CRUA, il faut a priori s'intéresser à leurs conditions objectives ou plus précisément à leur situation précaire du moins pour les dirigeants, membres de l'OS réduits à la clandestinité et condamnés à de lourdes peines de prison excepté pour Mustapha Ben Boulaïd, et ce, à la suite de la crise de 1951. Deux marques à mon sens vont caractériser cet «état d'esprit» : traumatisme et syndrome de l'OS. Nul en effet, n'attendait cette crise portée au grand jour par l'intervention directe de Messali à partir de son exil d'assigné à résidence en France auprès de militants de base du parti auxquels il demandait de bloquer les fonds et de ne plus reconnaître l'autorité du Comité central. En apparence, la crise exprimait des divergences quant au mode de fonctionnement du parti. Messali accusait le Comité central de déviation qui le portait à une collaboration légaliste avec l'administration coloniale en ramenant la mission du parti à un participationniste du second collège et ce dernier lui reprochait son pouvoir personnel et son outrecuidance qui le portait à demander l'octroi d'une présidence à vie du parti.Pour les responsables du CRUA, c'était là un débat hors du temps, l'actualité exprimait d'autres exigences impératives et urgentes. De partout, en effet, résonnait le son de la lutte armée des mouvements de libération nationale.Au Vietnam, la guerre apportait chaque jour ses échos de victoire du peuple vietnamien ; plus proche de nous, en Tunisie et au Maroc, la résistance armée battait son plein ; et, nous dira la Proclamation du 1er Novembre, «relégués à l'arrière, nous subissons le sort de ceux qu sont dépassés»Dépassés, voici la hantise qui provoque la peur d'un enlisement du parti dans des querelles stériles en dehors des vrais enjeux concernant le destin national et, à l'ordre du jour des attentes de notre peuple.C'est pourquoi la naissance du CRUA. Le sigle est un programme, il s'agit de :- Comité, donc à vocation et à durée déterminée. - Révolutionnaire, c'est-à-dire sans équivoque quant à sa nature.- d'Union pour mettre un terme à la crise et- d'Action pour transcender toute fixation, sur des querelles byzantines de procédures ou de personnes. Au sein du vieux parti qui tire ses racines de l'Etoile nord-africaine et du PPA, qui peut sans vergogne s'inscrire contre l'action armée, face à l'intransigeance et à radicalité coloniale ? Les acteurs sont habités par le syndrome de l'OS, l'organisation spéciale qui avait été créée pour servir de bras armé du parti au moment opportun du passage à l'action est démantelée en 1951 après quatre ans de construction ardue, de formation et de discipline des plus rigoureuses dans la tradition paramilitaire, et ce, à la suite d'une bévue de boy-scout ; le parti fut obligé d'inventer la thèse du complot de l'administration et de la renier pour éviter d'être éclaboussé par l'ampleur de la répression ; ses membres pourchassés, arrêtés ou réduits à la clandestinité et, tous condamnés à de lourdes peines de prison furent exposés à des conditions de vie (de survie), très précaires, sans voir poindre à l'horizon les perspectives de s'en sortir.Laisser le parti s'enliser dans une telle crise signifierait accepter la voie du bannissement. Ils n'avaient donc rien à perdre, excepté leur propre damnation.Ils étaient obsédés par les menaces et les risques d'un avortement de l'entreprise à l'image de ce qui survint en 1951 à force d'indécision et d'atermoiements. Une catastrophe en ce domaine peut tenir à peu de choses : une indiscrétion, un accident, une défaillance ; alors le plus tôt sera le mieux ; et de fait, il s'agira d'une course contre la montre.Selon des propos que j'ai recueillis en prison auprès de Mourad Boukchoura, chez qui s'est tenue la réunion des «6» à la Pointe Pescade où fut arrêtée l'échéance de l'insurrection au 1er Novembre à 0h, Boudiaf dont il était intime répliquait aux griefs de ceux qui invoquaient les dangers de l'impréparation et du manque de moyens comme suit : «Si le schéma classique commande que l'on commence par avancer dans l'organisation, puis l'agitation et enfin arriver à l'insurrection, nous aborderons le processus inverse en commençant par l'insurrection puis l'agitation et enfin, l'organisation en combattant.» Tel fut l'état d'esprit et le «modus operandi» des «activistes du CRUA», pères du 1er Novembre 54. Concernant les préparatifs à Alger, les réseaux militants et les responsables en charge de l'action armée, il faut souligner que les membres du CRUA activant sur Alger n'avaient pas la main sur l'infrastructure organique du parti. Contrairement à ce qui prévalait dans les Aurès et en Kabylie où régnaient réciproquement Mustapha Ben Boulaïd et Krim Belkacem, l'organisation d'Alger était partagée entre partisans de Messali et ceux du Comité central. C'est par le jeu des contacts et des influences personnelles que Boudiaf, Bitat, Didouche vont parvenir à agréger les éléments qui doivent opérer dans la nuit du 31 octobre au 1er Novembre. Dans la capitale, Bitat avait en charge la zone couvrant le département d'Alger théoriquement. Il avait pour adjoint Zoubir Bouadjadj pour Alger-ville, il y eut cinq objectifs visés auxquels ont été affectés cinq groupes de cinq à six personnes environ à quelques défaillances près :1) Le dépôt des Pétroles Mory sur le port d'Alger dont l'attaque fut menée par le groupe de Athmane Belouizdad,2) L'usine de gaz de Ruisseau sous la conduite des cousins Kaci Abdellah, Abderahmane et Mokhtar,3) Le siège de la Radio de la rue Hoche, actuelle rue A. Zabana et, siège de radios régionales sous la direction de Mohamed Merzougui,4) Le central téléphonique du Champs de manœuvres dont l'attaque devait être menée par le groupe confié à Bisker,5) Le dépôt de liège d'Hussein Dey dont l'attaque était confiée à Nabti Sadek.On observera que tous ces objectifs sont situés à Belcourt actuel Belouizdad ou pas trop loin. C'est qu'à voir de près, les acteurs sont tous de ce quartier ou de celui la Redoute (El Mouradia), ils sont tous sous l'influence de Didouche Mourad. Dans cet ordre d'idées, on parle de défection d'éléments qui devaient participer à des actions et à Alger, ce qui aurait amené les organisateurs à suppléer cette défaillance par l'engagement d'effectifs ramenés par Ouamrane de la Kabylie. En effet, durant la journée du dimanche 31 octobre est arrivée avec des groupes ramenés d'Ighil Imoula, de Tizi Ghenif et Draa El Mizan sur Alger pour soutenir les plans d'attaque dans la Mitidja et à Blida.Nous étions à Belcourt dans le quartier des Halles centrales et, nous avions accueilli une partie de ces effectifs au grand café de la place Jeanne d'Arc au 12 rue de l'Union que gérait mon frère Ahmed Zehouane. Durant donc tout l'après-midi de dimanche, veille de la Toussaint, il y eut un va-et-vient incessant pour transporter tout ce monde sur la zone des opérations, à savoir Blida et Boufarik où attendait avec ses collaborateurs Souidani Boudjemaà, responsable du CRUA pour la région. Il y avait deux objectifs majeurs dont l'attaque était programmée. C'était la caserne de Blida et l'hexagone de réserve de matériel de Boufarik d'où il était attendu de récupérer de l'armement. Un caporal Khoudi Saïd de Bordj Ménaïel assurait une complicité à la caserne de Blida et un autre sous-officier Saïd Ben Tobbal frère du futur responsable national Lakhdar Ben Tobbal, au magasin de matériel de Boufarik. L'attaque de la caserne de Blida devait être menée sous la conduite de Bitat et celle de Boufarik par Ouamrane.A la nuit tombante, un groupe de quatre maquisards tout affolés revint vers nous au café sus-mentionné nous priant de témoigner pour eux qu'ils n'ont pas déserté mais qu'ils se sont fourvoyés en perdant le contact avec leur guide. Il fallait rapidement improviser une cache. Par chance, une crémerie attenante au café avait une sous-pente, nous nous y sommes engouffrés pour échapper à toute indiscrétion et y passer la nuit. Nos hôtes étaient nerveux et inquiets, ils n'arrêtaient pas de consulter leur montre au moyen d'un briquet. A une heure du matin, un groupe de policiers conduit par l'inspecteur Forcioli fit une descente au café pour un contrôle des occupants. Il y trouvèrent les membres du personnel et mon frère Ahmed occupés à ranger les affaires après l'agitation de la journée. Nous étions séparés à peine par une cloison mais la providence fut avec nous. Au matin, Ouamrane revint nerveux, sarcastique envers les maquisards défaillants. «Vous marchez sur des œufs, vous oubliez que vous êtes en guerre !» Puis, sortant de l'argent de sa poche, il ordonna à chacun de rejoindre la Kabylie par ses propres moyens. Ainsi fut pour nous le 1er Novembre. La suite était terrible à venir. Comment la Proclamation du 1er Novembre a été saisie ronéotypée et distribuée ? Quant à l'épisode de la Proclamation du 1er Novembre, il s'est déroulé comme suit selon les éléments que nous avons recueillis à l'époque et, par la suite, Didouche Mourad avait envoyé les cousins Kaci Abdellah quérir Laïchaoui Mohamed, journaliste à Algérie Libre et, membre du parti depuis longtemps. Ce dernier résidait à Ruisseau. C'était Mokhtar qui alla le chercher pour le mener au grand café de la place Jeanne d'Arc mentionnée ci-dessus, où attendait Bitat et non loin à côté Krim Belkacem, à bord d'une camionnette chargée de matériel avec la fameuse ronéo qui devait servir au tirage de la proclamation en Kabylie. De là, il partit en train avec Krim jusqu'à Draa Ben Khedda où ils furent rejoints par le conducteur de la camionnette. Ensuite, il fut guidé jusqu'à Ighil Imoula où il fut accueilli par Smaïl qui n'était autre qu'Ali Zaamoum. Là, il fut installé dans une pièce au lieu même où se trouve «Le Petit Musée du 1er Novembre» actuellement et Ali lui remet le texte de la proclamation à dactylographier sur styencil et à ronéoter.Laïchaoui a été donné par certains, dont les services de la sécurité générale en Algérie de l'époque comme le rédacteur de la proclamation ; ceci n'est pas exact. J'ai personnellement discuté avec Ali voulant satisfaire ma curiosité à ce sujet, il m'a tenu la version suivante : en lisant le texte qui était mis sous ses yeux, Laïchaloui fit des remarques de grammaire ou de syntaxe et demanda s'il fallait rectifier ou laisser en l'état. Ne voulant pas assumer la responsabilité de la décision, Zaamoum se déplaça jusqu'au douar Aït Abdelmoumen où se trouvait Krim à qui il en renvoyait la charge. Celui-ci donna l'autorisation d'apporter les corrections nécessaires. Nous étions à une semaine du 1er Novembre. Le travail accompli avec un tirage d'un millier d'exemplaires environ, le document fut distribué par la poste et sous le manteau ; à Alge, nous avions reçu un lot au café qui fut récupéré ensuite par Bitat. Conséquences de la précipitation sur l'évolution, vous parlez de précipitation et de conséquences sur l'évolution future tant sur le plan organisationnel que politique... La précipitation, la course contre la montre, oserai-je dire, sont dues aux chocs précédemment cités.Le traumatisme provoqué par l'éclatement au grand jour de la crise au sein du parti et, le syndrome de l'OS. Pour les éléments rescapés de l'OS, la crise est le signe d'un enlisement du parti, qui n'a pas su ou voulu se mettre à la hauteur de préparatifs requis par la maturation des conditions propices au passage à la lutte armée. Le syndrome de l'OS est d'autant plus sensible que les responsables du CRUA sont issus de cette organisation et portaient tous de lourdes condamnations à des peines de prison par contumace. Le spectre d'une réédition de ce qu'on a appelé le complot de 1950 hantait tout le monde. Toutes les réserves exprimées par les uns et les autres touchant an manque de moyens surtout à l'absence de programmes et d'infrastructures étaient balayées par la résolution et la foi des intéressés. En substrat de cette démarche, il y avait un besoin de rupture et une stratégie de défi.La hantise d'un enveloppement du parti par un courant réformiste et, collaborationniste était si forte que seul le recours à l'action armée était censé le conjurer. Dans une interview à Alger Républicain en 1963, Ali Zaamoum exprimait ça dans une phrase : «Nous avions tiré les premiers coups de feu [1er novembre] ça y est, nous étions hors la loi, hors la loi colonialistes» Cette rupture devait tracer une ligne de démarcation entre les forces indépendantistes et les partisans de la compromission avec la colonisation. Il y avait comme une perception salvatrice et rédemptrice du recours aux armes pour conjurer toute déperdition de la conscience nationale.Une telle visée entraînait un engagement de défi de la part de ses auteurs :- Défi envers le système colonial plus arrogant que jamais, fermé à toute idée de changement sérieux de statut en Algérie,- Défi contre les politiques de saupoudrât réformistes, fussent t-elles assimilationnistes, modernistes ou conservatrices, - Défi contre les dirigeants du parti, englués dans des luttes de pouvoir entre le Comité central et Messali,- Défi enfin envers eux-mêmes, enfants d'une histoire faite de violence et élevés dans le mythe d'un grand rendez-vous insurrectionnel.Si on lit bien la proclamation, on remarquera qu'ils se placent d'emblée au tribunal de l'histoire : «Au peuple algérien, aux militants de la cause nationale, à vous qui êtes appelés à nous juger (le premier d'une façon générale, les seconds particulièrement)…» Ils s'offrent en conclusion, disposés au sacrifice suprême. La foi, la détermination, une dose d'illumination à mon sens ont été le ressort principal des acteurs de Novembre. Nous avons décrit, et parlé de la dimension résultante de l'événement, laquelle procède, entre autres de la condition imposée à l'Algérie.Comme colonie de peuplement, de la radicalité coloniale, du changement des rapports de force dans le monde en faveur d'un vaste mouvement de libération des peuples, des influences pressantes de l'environnement insurrectionnel immédiat en Tunisie et au Maroc, des rapports de crise au sein du mouvement indépendantiste MTLD et, de la culture volontariste et activiste des protagonistes du CRUA. Par toutes ces caractéristiques, Novembre produit résultante va à son tour développer ses propres relations causales :1) Organisationnelles : quand Ali Zaàmoum avec Laïchaoui acheva de dactylographier à Ighil Imoula la proclamation aux derniers jours d'octobre, il fut confronté au problème de la signature. En effet, le document n'était pas signé. Il n'y avait aucune instance, aucune voie autorisée, mandatée comme porte-parole du mouvement ; et pour cause, il n'ya pas d'institution dirigeante nationale. Lorsque les 6 (historiques), Ben Boulaïd, Ben M'Hidi, Bitat, Boudiaf, Didouche et Krim se séparèrent après la réunion tenue chez Mourad Boukchoura à la Pointe Pescade et, au cours de laquelle fut fixée la date de l'insurrection au 1er Novembre à 0h, ils s'en furent prendre la fameuse photo qui restera pour l'histoire dans les annales avant de se séparer pour reprendre chacun sa zone, excepté Boudiaf chargé de rejoindre l'extérieur, Ali Zaamoum résolut le problème en signant «Le secrétariat». Formule habile et sibylline qui signifie tout et personne. Retrouvant Krim en décembre à Tirmitine en Kabylie, il me tint les propos suivants : «Je ne comprends pas ce qui se passe dans les Aurès ; ou bien les frères auréssiens ont de gros moyens en armements ou bien les dirigeants sont dépassés, on y attaque déjà les villes et, c'est prématuré.» Ces observations attestent de l'absence d'une coordination nationale et d'une stratégie unifiée préétablie. Tout mouvement insurrectionnel qui ne résout pas au départ la question de sa centralité est condamné à finir en jacquerie. Cette question avait été abordée en Novembre de façon imparfaite, il y a là une donnée lourde d'implications et génératrice de conséquences considérables. Certes, il a été dit que Boudiaf fut chargé d'un rôle de coordination à la réunion des 22 à la Redoute et de celle des 6 à la Pointe Pescade. Il y a dans cette opinion une vérité relative en fait à la réunion des 22, il fut chargé d'assurer le suivi des contacts, pour arriver à la réunion des 6 et, à la Pointe Pescade, il fut chargé de porter le compte-rendu des mesures arrêtées par ces derniers à la connaissance de l'extérieur. Curieux déroulement que ce processus enclenché à la veille de ce 1er novembre 1954. Le noyau central éclate en noyaux régionaux : Aurès, Kabylie, Algérois, Oranie et, avec un décalage, le Nord-Constantinois sans le maintien d'une coordination centrale. Le mouvement est porté par une sorte de foi en la cause sacrée, tenir assez pour générer une dynamique d'élargissement et de reproduction spontanée. En face, la surprise passée après les errements et la répression désordonnée des premiers mois, la réaction s'organise autour d'un objectif majeur : frapper vite et à la tête, décapiter le mouvement et l'empêcher d'accéder au rang d'un mouvement de résistance nationale intégré et prolongé. L'enjeu était donc la centralité de la résistance ; d'un côté, pour l'empêcher de se réaliser, de l'autre, pour la construire. Avant de se séparer, les 6 avaient convenu de se retrouver en janvier. C'était un pari irréaliste sans compter avec les risques usuriers de la guerre. Ben Boulaïd est arrêté peu de temps après à la frontière tuniso-libyenne. Didouche tombe à Smendou en janvier 55. Bitat est arrêté en mars à Alger ; restaient Krim et Ben M'Hidi. Par heureuse circonstance, Abane sort de prison après avoir purgé cinq ans de détention. Il est presque spontanément aspiré par le mouvement. Il est désigné pour s'occuper de l'organisation dans la capitale. Ce rendez-vous avec le destin en fera le personnage clef dans la construction de cette centralité. La Soummam, le CNRA, le CCE, l'institutionnalisation de la révolution, la fixation de la terminologie, l'uniformalisation des structures FLN/ALN. Quelle tâche immense réalisée au bout de 18 mois à peine ! Cet édifice va fonctionner avec ses pouvoirs de régulation jusqu'à l'indépendance. 2 Sur le plan politique : une opération stratégique magistrale, dont les exégètes n'ont pas encore tiré toutes les implications, sera réussie durant cette phase incertaine et ô combien décisive : le ralliement et l'intégration des autres familles politiques UDMA/ Ouléma/ Indépendants, dans le Front de libération nationale. Un jour (citons à titre anecdotique) Jacques Berque, qui faisait une conférence sur la langue arabe en France, fut interpellé par des activistes berbéristes, qui lui reprochaient de n'avoir pas donné la place qu'elle mérite à la langue amazighe. Il se défendit en arguant qu'il l'avait placée au rang de langue secondaire. Puis, face à l'excès d'agressivité de ses contradicteurs, il rétorqua : «Qu'est-ce que vous me reprochez, que vous soyez dominés, c'est Abane qui a fait en Algérie d'une jacquerie une révolution !» Cependant, les facteurs négatifs intrinsèques à Novembre en tant que résultante joueront de leur causalité tout au long du parcours comme autant de vices cachés. Résultant d'une cause elle-même résultant d'un blocage du mouvement national, Novembre soulève le problème du sujet historique porteur de la question nationale. L'élite intellectuelle dans sa majorité était assimilationniste au mieux fédérationniste. Regarder vers son intégration était pour elle une promotion, et vers le peuple (la plèbe) une déchéance. Les auteurs de Novembre en raison des risques de l'entreprise ne pouvaient pas sortir de ses rangs. Quand en 1956 le mouvement populaire deviendra irrésistible, elle ralliera comme auxiliaire et souvent dans les arrières. Cette donnée, que l'on ignore, éclaire des suites en chaîne de notre histoire. Volontarisme, activisme, stratégie de défi, recherche fuyante d'une centralité sitôt construite et sitôt perdue, ces fatalités singulières attachées à Novembre, nous les retrouverons tout au long du parcours. -Volontarisme et activisme produiront autoritarisme et militarisme. - Stratégie de défi et absence de centralité généreront des polarisations primaires dans les luttes pour le pouvoir; régionalisme, wilayisme, intérieur, extérieur, militaires et politiques, les Chaouis et les Kabyles, armée des frontières et armée de l'intérieur et suite encore… Ce n'est pas un accident si en 62, ce qui aurait dû être une liesse par le recouvrement de l'indépendance à un prix exorbitant s'est terminé en bain de sang fratricide. Oui, il faut savoir pour reprendre l'expression d'André Malraux, que les peuples ont besoin de mythes pour vivre. Mais en esprits libres et lucides, sachons distinguer la nature vivifiante et créatrice de leur nature mystifiante et historiquement fossilisante Aujourd'hui, un seul mythe, me semble valoir la peine d'être accepté, celui d'une Algérie nation moderne, débarrassée des nuisances archaïques des mythes, et maîtresse de son destin.