Le placenta ? Un organe aujourd'hui amplement méconnu ; pire : un non-dit. Il n'en fut pas toujours ainsi et il n'en sera bientôt plus de même. Le placenta réunit l'embryon (puis le fœtus) à la mère (et inversement). Il est l'une des principales caractéristiques distinguant les mammifères des autres vivants du règne animal. Matérialisant cette union, il assure d'innombrables fonctions essentielles au bon développement des gestations. Pour le scientifique, le placenta demeure encore empreint de nombreux mystères : c'est un organe pour partie étranger à l'organisme maternel au sein duquel il parvient, pourtant, à se faire naturellement accepter. Organe éphémère, le placenta apparaît au moment où l'œuf fécondé parvient à se nicher dans l'épaisseur du tissu utérin. Puis, à la fin du cycle gestant, il est radicalement expulsé de l'utérus maternel dans les minutes qui suivent la naissance ; on parle de «délivrance». On peut ici se souvenir de Jacques-Marie Emile Lacan (1901-1981) ; il estimait que la section du cordon ne correspondait pas à la perte de la mère par le nouveau-né. Selon lui, à ce moment précis, le nouveau-né perdait avant toute chose son complément anatomique. Complément anatomique ou alimentaire ? Cet organe demeure aujourd'hui le plus souvent mangé (pour des raisons nutritives et hormonales, pense-t-on) par les femelles de la plupart des espèces de mammifères.Chez l'homme, le placenta - les historiens spécialisés en témoignent - est aussi un organe qui a nourri de nombreux mythes et pratiques rituelles avant - hygiène et scientisme triomphants- d'être progressivement rangé dans la catégorie hospitalière dite des «déchets opératoires». Le temps n'est plus -ou presque- aux rituels placentaires avec inhumation ou immersion (voire ingestion, l'humain pouvant, comme chacun sait, rejoindre parfois à sa manière l'animal).Le placenta et le cordon ombilical qui lui est associé (ou plus précisément certaines cellules du sang qu'ils contiennent) sont depuis peu l'objet de toutes les attentions et d'un double marché planétaire en cours de constitution ; un double marché reposant sur des bases éthiques radicalement étrangères et – à ce titre – en passe de déboucher sur un vaste conflit d'intérêts. Avec au centre, une nouvelle fois, la dérangeante question de savoir à qui peuvent bien, le cas échéant, appartenir (de la personne ou de la collectivité) les cellules et organes des êtres humains dès lors qu'ils peuvent être utilisés à des fins médicales. L'affaire a commencé en France grâce aux travaux du Pr Eliane Gluckman (hôpital Saint-Louis, Paris) qui, en 1988, a démontré les vertus thérapeutiques des cellules souches contenues dans le sang placentaire prélevé au niveau du cordon ombilical. Ces cellules régénératrices sanguines pouvaient être utilisées avec succès (comme celles prélevées chez des donneurs de moelle osseuse) chez des personnes souffrant de graves maladies sanguines. Elles peuvent aussi être conservées par congélation et stockées dans des «banques» en attendant d'être utilisées chez des malades receveurs immunologiquement compatibles. Différentes banques ont, depuis, été créées dans la plupart des pays industriels, le paradoxe voulant que la France soit en situation de constante pénurie. Recherche, éthique et commerce C'est ainsi qu'en 2009, les responsables sanitaires ont dû importer 70% des greffons qui sont utilisés, soit un coût de 4,5 millions d'euros à la charge de l'assurance-maladie (coût unitaire du greffon compris entre 15 000 et 25 000 euros). La situation pourrait toutefois évoluer grâce à une augmentation du financement public et une association public-privé via la fondation générale de santé. Le nombre des banques et des maternités (publiques et privées) associées au réseau de l'Etablissement français du sang augmente. Parallèlement, de plus en plus de femmes enceintes sont informées de la possibilité d'effectuer le don de ce qui, sinon, est détruit. «L'objectif est de poursuivre la dynamique en faveur de l'augmentation du nombre de greffons conservés, précise la sénatrice (UMP, Paris) Marie-Thérèse Hermange très mobilisée sur cette question et auteur d'une proposition de loi sur ce sujet. Entre 2007 et 2010, on est passé de 6 000 à 10 000 unités conservées, et il y a aujourd'hui sept banques publiques et 27 maternités qui travaillent en réseau. Cependant 50 000 unités sont nécessaires pour assurer à la France l'autosuffisance. Sans cela, nous devrons continuer à importer des greffons pour un prix dix fois supérieur à celui de leur conservation en France, et avec le risque d'une qualité moindre que celle exigée dans notre pays.»La prochaine révision de la loi de bioéthique devrait d'autre part faire en sorte que le sang placentaire ne soit plus, comme c'est le cas aujourd'hui, considéré comme un simple «déchet opératoire» mais bien comme «une ressource thérapeutique» (au même titre que la moelle osseuse des donneurs) devant être accessible à tous dans le cadre d'une solidarité publique et gratuite. «Solidarité publique et gratuite» ? C'est précisément ici que le bât blesse. Car on assiste depuis quelques années au développement d'un nouveau marché : celui des «banques privées» de sang placentaire ; une activité située aux antipodes du système développé en France et qui repose sur la solidarité et le bénévolat, la gratuité et l'anonymat. Ces banques proposent moyennant rémunération de conserver les cellules souches sanguines non plus à des fins collectives mais privées. Dans le droit fil du développement des recherches sur les cellules souches et la médecine «régénératrice», les responsables expliquent en substance que ces cellules pourront, à court ou moyen terme, être utilisées pour soigner de multiples affections dont pourrait être atteint le nouveau-né qui vient de voir le jour. Ces banques privées font de nombreuses campagnes publicitaires avançant des arguments qui, pour l'essentiel, ne sont qu'une forme de pari original sur l'avancée des sciences biologiques et médicales ; un pari qui met en porte-à-faux ceux qui, précisément, œuvrent dans le domaine des cellules souches et de la médecine régénératrice.En France, ces dernières demeurent interdites pour des raisons éthiques même si certains contestent cette situation. Emmanuelle Prada Bordenave, directrice générale de l'Agence de biomédecine, expliquait il y a quelque temps : «Ces sociétés cherchent à ouvrir une brèche dans notre système de santé solidaire et la solution n'est pas d'ouvrir une brèche dans le système solidaire, il faut au contraire lui donner les moyens d'exister.» L'Agence de biomédecine va désormais plus loin : «Certaines sociétés privées étrangères proposent à des parents dans des maternités françaises de conserver le sang placentaire de leur enfant, moyennant finances, dans la perspective d'une éventuelle utilisation future. Or, le bénéfice pour l'enfant d'un recours à ce type de greffe n'est pas avéré scientifiquement : aucune étude ne démontre à ce jour l'efficacité thérapeutique des greffes effectuées à partir de son propre sang de cordon. Par ailleurs, pour effectuer cette conservation dans les pays qui l'autorisent, ces sociétés privées proposant la conservation du sang placentaire pour soi-même demandent aux parents de transporter ou d'envoyer par colis le sang de cordon prélevé. Cette pratique est illégale et est punie par le code pénal. La législation, un frein ou un garde-fou La conservation de sang placentaire n'est autorisée en France que pour soigner d'autres patients, de façon anonyme et gratuite, dans des banques publiques constituant le Réseau français de sang placentaire autorisées à conserver ces préparations de thérapie cellulaire (des produits issus du corps humain destinés à des fins thérapeutiques). Les femmes qui acceptent de donner ce produit sanguin à l'occasion de la naissance de leur enfant, le font de manière altruiste afin d'aider des personnes atteintes de maladies mortelles du sang, personnes qu'elles ne connaissent pas.» Tous les pays n'ont pas adopté une position aussi rigoureuse, comme en témoigne une étude de législation comparée réalisée par le service des études juridiques du Sénat. On peut ici distinguer deux catégories. Dans la première, les textes sont muets sur le statut de ces banques de sang placentaire (Allemagne, Danemark, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni, Canada, Etats-Unis). Dans ces pays coexistent des banques publiques et des banques privées. Aux Pays-Bas, le réseau public, constitué par deux établissements de stockage, coexiste avec plusieurs banques privées. D'autres pays (Belgique, Espagne, Italie) ont édicté des textes qui déterminent - de manière plus ou moins explicite - le statut de ces banques de sang placentaire. Après avoir été interdites, les banques privées tendent à être admises tout en étant contraintes de respecter certaines obligations. Emergent donc ainsi deux nouveaux rituels placentaires. L'un commercial et individuel. L'autre fait de générosités additionnées et de partages anonymes. Question : lequel l'emportera ? Question annexe : peut-on espérer que les progrès scientifiques feront que - via une multiplication sans fin de ses cellules souches - le sang récolté dans chaque placenta pourra, un jour prochain, fournir des traitements à des fins à la fois personnelles et collectives ? J.-Y. N.