L'amertume de Robert Ménard, dont on ne connaît encore aucun grand reportage mais dont on sait aujourd'hui ses liens avec la CIA, résume, on ne peut mieux, tout le succès chinois. Deux jours avant la clôture des Jeux, il s'élève contre les «nouveaux Munichois» -une formule à succès !– qui n'ont pas boycotté la cérémonie d'ouverture à défaut de boycotter les Jeux eux-mêmes. Il ne prend pas de gants avec les dirigeants occidentaux qu'il accuse de lâcheté. Comble de l'impudence, il estime qu'il n'y a pas eu de trêve olympique, lui qui a déclenché la guerre médiatique justement à propos des Jeux. C'était l'occasion de taper et le plus fort possible sur le pays organisateur. Attitude significative du «regard de l'Occident» sur le monde et sur les faits. Toujours, les guerres de cet Occident sont des «réparations» des dénis de liberté, de démocratie ou de l'état de barbarie. Toujours, ce que font les autres, c'est des actes d'agression contre la liberté, la démocratie et la civilisation. Ce n'est pas nouveau et les fréquentations assidues de Ménard avec les sous-traitants de la CIA auraient dû lui rappeler que -justement– après la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand la CIA ramassait les débris des organisations fascistes et nazies pour contrer l'URSS, la propagande américaine parlait de «Monde libre» en parlant de cet Occident. Noam Chomsky a dressé un tableau presque complet des crimes de ce «Monde libre» et de ses organisations paramilitaires et un tableau suffisamment éloquent de ces crimes pour que nous puissions rire de l'expression. C'est que Robert Ménard et ses sponsors avaient placé la barre très haut : fabriquer une image exécrable et haïssable de la Chine à laquelle on ne trouvait ni passé colonial, ni goulag communiste, ni agression hors de ses frontières, hors son expédition vietnamienne dont elle a retenu la leçon militaire. La Chine a menti au monde entier, selon lui. Il prédit la chute de Jacques Rogge «qui aura montré une lâcheté et une couardise sans comparaison depuis sept ans». Et il continue : «Les Japonais, Bush, Sarkozy, ils ont tous perdu leur honneur de démocrates dans cette affaire.» Même son copain Sarkozy qui a soutenu avec tant de complaisance la campagne de RSF n'échappe pas à la vindicte du procureur en chef : «Sarkozy est devenu le champion du retournement de veste» et il le traite de guignol. Le dépit est à la mesure des espoirs mis dans une campagne dont il pensait, avec ses sponsors, qu'elle enfoncerait la Chine au bas du tableau. Et il l'avoue car, dans sa haine, il s'est trouvé une dernière consolation tout hypothétique : il croit avoir prouvé que «la Chine n'était pas une puissance morale». En s'inventant cette consolation, Ménard avoue le but premier de sa campagne : un but moral, c'est-à-dire un but politique. Empêcher que la Chine ne sorte de ces Jeux avec plus de prestige, plus d'influence, plus d'attrait pour les options chinoises de développement et de croissance, plus de signes symboliques et sportifs de réussite. Ménard a dû enrager à voir le tableau des médailles d'or placer la Chine bien loin devant les grandes puissances occidentales tant la récolte des médailles induit durablement la perception des médailles gagnées comme autant de signes de la force, de la puissance, de la réussite du pays qui les collectionne. Mieux que tous les autres indices, l'accumulation des médailles frappe les esprits et s'inscrit comme un fait dans la conscience que la propagande pourra difficilement nier ou démentir. Les Chinois, s'ils ont pris la peine de s'informer des «glapissements» de Ménard, ont dû se réjouir car Mao a aussi enseigné que (je cite de mémoire) «les critiques de l'ennemi indiquent que nous sommes sur la bonne voie et ses éloges que nous sommes sur la mauvaise». Mais si Ménard et ses sponsors n'ont pas atteint leurs buts, la Chine a-t-elle accompli les siens ? Assurément. Le plus net est que ce pays est redevenu un grand pays y compris –et surtout– à ce niveau de perception qu'est le sport et qui engendre une force d'identification exceptionnelle. Nous en savons quelque chose en Algérie avec le spectacle de l'appropriation (aliénante ?) par les supporters de nos clubs sportifs de tous les signes, emblèmes, drapeaux, banderoles, posters et chants des clubs étrangers, européens, bien sûr, puisqu'ils dominent la compétition. Mais nous le savons aussi par les retournements et les admirations enthousiastes pour tous les «petits» pays ou petites équipes qui bousculent les hiérarchies. A un niveau plus élaboré, la Chine a réussi un coup d'une portée exceptionnelle. Le regard occidental sur le monde qui est en même temps le regard dominant, c'est-à-dire admis, repris, amplifié, légitimé par les dominés, laissait à voir que l'excellence lui était intrinsèque et, pour ainsi dire, naturelle. Excellence scientifique, technologique, technique, artistique, politique, militaire, organisationnelle. Excellence morale pour tout dire. Cette conviction est profondément ancrée dans le vécu des Occidentaux moyens et ordinaires –n'oublions pas ces femmes et ces hommes d'Occident qui portent sur le monde un bien autre regard et bien d'autres paroles qui font l'honneur de l'Europe et des Etats-Unis mais qui restent, aujourd'hui, en minorité médiatique. Si profondément ancrée que leurs leaders peuvent s'adresser aux autres pays -Chine, Russie, Inde, pays des Andes ou d'Afrique, pays du Monde arabe– sur le mode comminatoire et donner des leçons sur tout et à tous comme s'ils jouissaient d'une autorité morale «naturelle», héréditaire ou génétique, allant de soi. Comme s'ils étaient dans leur bon droit de maîtres du monde. Ces jeux Olympiques viennent donner un coup d'arrêt –certainement non définitif ou décisif– à cette «absence de réalité» du monde des autres. La Chine n'est plus le pays des traités inégaux. Elle n'est plus celle de la «guerre de l'opium». Et il était peut-être utile que les peuples se rappellent que la Chine a inventé l'écriture, la médecine, la stratégie, cette «philosophie» -à défaut d'un autre terme– qui lui a construit cette perception théorique complexe d'un monde complexe qu'on traduit par le mot sagesse, et a créé l'Etat quand les européens sortaient à peine de la préhistoire. Ne parlons ni de la poudre, ni du papier, ni de la boussole, ni de la grande architecture, etc. Ce mépris du chinetoque, du coolie, du Jaune né d'une victoire temporaire sur l'Empire du Milieu a fait oublier à l'Occident que cette Chine «tète la dialectique» à ses premiers idéogrammes et que la pensée complexe est dans son langage de base. Avec ces jeux Olympiques, la Chine a montré par une pédagogie de l'organisation, de la splendeur du spectacle, et des résultats que l'Autre Monde ou le Monde des Autres n'est pas une réalité molle, une inconsistance historique. La Chine existe autrement que dans les fantasmes de domination des médias, relais des fantasmes du grand capital et de ses différentes translations politiques, esthétiques, morales. Evidemment, au niveau de la perception des peuples qui entendaient parler des poussées chinoises en Afrique, en Amérique latine, dans le commerce mondial et dans la course à la croissance, l'idée fait son chemin que les maîtres actuels du monde «ne sont pas les seuls ou ne sont plus les seuls». Cela nous donne une formidable respiration. L'idée d'un monde unipolaire si étouffante et déprimante ne tiendra plus la route longtemps et l'idée qu'un autre monde est possible prend la consistance réjouissante des médailles olympiques. L'idée que le maître ou le dominat sont invincibles –n'est-ce pas Israël ?- a toujours servi à contenir l'esclave ou le dominé. La supériorité du maître devient la pensée de l'esclave et l'arme la plus puissante du maître. Le hasard, et le seul hasard, a fait que, perdant dans les stades les apparences trompeuses de sa suprématie, l'Occident recevait un coup terrible pour son moral. Une embuscade afghane montrait que, d'homme à homme, sans l'appui aérien et d'autres moyens de guerre, les soldats de la coalition n'étaient plus des surhommes. Ces Afghans qui n'apparaissaient que sous les chiffres faramineux du nombre d'abattus et de tués tuaient à leur tour dans un combat d'hommes à hommes. Vous avez noté les réactions à cette intrusion du réel qui ne cadrait plus avec les classifications de terroristes, de kamikazes, de poseurs de bombes. La résistance afghane –utilisez un autre terme si celui-ci vous déplaît– faisait plier les surhommes et ébranlaient les certitudes de la supériorité du Blanc. Le mécanisme de base est le même. Et Kouchner de répéter que les soldats français étaient sur place pour défendre la liberté, la démocratie et la civilisation contre les barbares. Bugeaud ne disait pas autre chose avec presque les mêmes mots pour ses missions civilisatrices en Algérie. Et à peine avait-il fini ses phrases que quatre-vingt-quinze civils, dont une cinquantaine d'enfants, périssaient sous les bombes des très courageux pilotes qui rasent les villages en les survolant de très haut. Pas un mot sur cet acte de «défense de la liberté et de la civilisation, des droits de l'Homme et de la liberté». La «réalité» afghane revient sur le devant d'une scène que les Occidentaux essayent de maîtriser depuis sept ans et d'arracher à ces montagnards barbares et incultes. Cette négation du réel dont on enveloppait la Chine pour en faire une entité négligeable allait recevoir un autre coup. Pas du tout par hasard. Profitant de la trêve olympique chère à Robert Ménard, le chef géorgien créé par les Etats-Unis attaquait l'Ossétie du Sud après une visite de Condy Rice après des manœuvres militaires conjointes avec des conseillers américains et israéliens. Encore une coïncidence. La Russie, quantité négligeable, devait boire le calice jusqu'à la lie et se laisser faire comme au Kosovo et comme dans la future attaque contre l'Iran. C'est ma thèse que l'affaire géorgienne visait à tester les réactions russes à un conflit majeur avec l'Iran déclenché quasiment à ses frontières. En quelques jours, l'ours qu'Eltsine avait en hibernation sous les glaces du libéralisme montre qu'il n'était pas une réalité molle. Avec la reconnaissance de l'indépendance de l'Ossétie et de l'Abkhazie, la Russie confirme l'existence d'un Etat-nation en dehors des fantasmes occidentaux. Le mode d'existence n'est pas du tout le même. Il ne met pas en œuvre les mêmes héritages culturels et historiques mais il produit les mêmes effets. Le monde unipolaire appartient au passé. La Chine n'a pas programmé l'embuscade afghane et surtout pas prévu les plans américains pour créer des zones de tension à haute intensité autour de la Russie comme elle l'avait fait avec l'URSS. Elle était dans la lutte symbolique. Celle d'un Etat qui tenait, en retardant au maximum les moments de la confrontation, à garder les rênes du pays, le soustraire à toutes les pressions et convoitises extérieures (je vous ai extrait un passage d'une belle analyse de Marion Christophe parue dans le Grand Soir). De la souplesse, encore de la souplesse. N'engager le combat qu'en cas d'extrême nécessité si on n'est pas arrivé à faire comprendre à l'ennemi ou l'adversaire qu'il perdrait plus qu'il ne gagnerait dans la confrontation et la guerre. Voilà ce qu'enseigne la sagesse chinoise depuis des millénaires. Ce que n'a pas prévu la Chine est venu conforter son message principal. Oui, un autre monde existe et nous devons porter sur lui un regard chinois. M. B. Extrait de l'analyse de Marion Christophe «Non, ce qui est visé va bien au-delà de la question monétaire et, comme le fait observer Philip. S. Golub (in Pékin s'impose dans une Asie convalescente, le Monde diplomatique, octobre 2003), ces critiques participent d'un véritable rapport de force constitué de pressions intenses ayant en partie pour objet de contraindre les nations asiatiques à : ‘‘réévaluer leurs monnaies… et ouvrir leurs systèmes financiers au commerce et aux investissements américains''. Il s'agit de tenter d'imposer à la Chine la libération de son compte de capital et la fin du contrôle des changes, c'est-à-dire l'abandon de sa souveraineté monétaire. En d'autres termes, on exige de la Chine qu'elle fasse éclater ‘‘les cadres de contrôle étatique de son économie'', pour reprendre l'expression de Susan Strange. En effet, les énormes réserves accumulées, produit des excédents commerciaux continus, ont généré un volume considérable de capital pur, selon la terminologie de Michel Aglietta. Couplé avec un fort taux d'épargne des ménages, ces excédents constituent une manne considérable qui fait saliver tous les requins de la finance, en premier lieu les banques occidentales qui font face à une grave crise de liquidité. De là, les pressions pour que la Chine procède à la levée du contrôle des changes qui permettrait de libérer les considérables réserves de changes accumulées par les banques chinoises et les rendre disponibles pour satisfaire l'insatiable appétit des mécanismes du marché. La libération de ces sommes se traduirait par une fuite accélérée des capitaux et un renforcement des mouvements spéculatifs. Elle priverait la Chine, d'après le principe d'incompatibilité du Triangle de Mundell, de toute capacité de piloter son développement de façon autonome. Voilà le véritable enjeu du rapport de force que le condominium euro-américain tente d'imposer à la Chine et au reste du monde. On comprendra plus facilement la récurrence obsessionnelle des thèmes liés au manque de liberté qui n'est que la transposition métaphorique d'une tout autre liberté, celle de la libre circulation totale du capital, sans qu'aucune zone de la planète puisse en entraver le cycle reproductif.» M. C.