Dans la torpeur de l'été et derrière le fracas assourdissant des derniers attentats terroristes, des mesures de salubrité économique prises par le gouvernement Ouyahia sont passées presque inaperçues. Elles n'ont surtout pas été saluées pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire des décisions permettant à l'Etat d'opérer un changement stratégique dans la gestion des affaires du pays et dans la sauvegarde du bien commun. En décidant, selon les propres termes du porte-parole du gouvernement, de revoir la stratégie de privatisation et de partenariat, le gouvernement prend, dans la foulée, des mesures protectionnistes qui lui donnent enfin les moyens d'impulsion et de contrôle de l'économie. Il était temps après plus d'une décennie de libre-échangisme à l'algérienne, caractérisé par de larges et généreuses facilitations accordées à des investisseurs étrangers qui en restent souvent au stade des «intentions d'investissements». Et qui, surtout, réalisent des taux de rentabilité et des transferts de gain exceptionnellement élevés. En un mot, qui se sont enrichis au détriment du pays sans y créer de la valeur ajoutée et sans provoquer quelque dynamique d'embauche. Le président de la République Abdelaziz Bouteflika avait souvent critiqué l'attitude mercantiliste de ces investisseurs qui ont sorti d'énormes capitaux résultant de l'exemption de taxes et d'une fiscalité particulièrement avantageuse au regard des gains étiques enregistrés par l'Algérie. La dernière note de conjoncture de la Banque d'Algérie, datée de juillet dernier, indique, en effet, que les banques étrangères ont enregistré en 2007 un taux de rentabilité «exceptionnellement élevé» de 28,01%. Ce taux est en forte hausse par rapport à 2006 où il était tout de même de 23,40%. Le document souligne également que les sociétés étrangères établies en Algérie ont transféré, durant la période 2005 à 2007, 15,7 milliards de dollars, qui, ajoutés aux 6,5 milliards de dollars de 2001 à 2004, font un total de 22,2 milliards de dollars en six ans ! Dans le même temps, notre pays a reçu des «intentions d'investissement», donc de simples promesses d'investissements directs étrangers atteignant seulement 13,54 milliards de dollars pour la même période, dont 60% émanaient d'investisseurs arabes. Ce niveau est donc bien en deçà des gains transférés à l'étranger. C'est que, un jour ou l'autre, le vase de l'économie algérienne devait inéluctablement «déborder». La première «goutte d'eau» fut donc la revente de quelques unités de production industrielles cédées à des conditions outrageusement avantageuses par l'Etat algérien. La seconde, c'est l'intention de céder d'autres entreprises particulièrement rentables, leaders inamovibles de leur marché, à d'autres opérateurs étrangers. Dans les deux cas de figure, c'est, au minimum, de formidables culbutes qui sont visées. Changement de cap, donc. Désormais, l'Etat souverain exigera un droit de regard destiné à empêcher les ventes de filiales de groupes étrangers sans l'aval du gouvernement. Dans un cas «extrême», il exercera tout naturellement son droit de préemption lors de la cession d'entreprises intervenant dans des domaines «sensibles». Quant à la décision essentielle, lourde celle-là car politique, elle consiste alors à tourner la page des privatisations à l'encan. Ce virage stratégique consiste à arrêter les privatisations des banques et des compagnies d'assurances. De plus, cerise sur le gâteau souverainiste, l'Algérie entend à l'avenir détenir la majorité du capital dans les structures chargées de réaliser des projets, et cela «en concordance avec ses moyens et ses intérêts nationaux et en conformité avec les usages internationaux qui ne prohibent pas son choix». Rien donc de bien surprenant dans cette attitude d'un pays qui traverse une aisance financière inédite depuis son indépendance et, cela mérite d'être rappelé, qui a décidé, par ailleurs, de recouvrer le plein exercice de son droit régalien en révisant dans le sens de ses intérêts stratégiques l'ultralibérale loi sur les hydrocarbures. Rien non plus d'étonnant de voir l'Algérie emprunter comme d'autres pays développés ou en voie de l'être des mesures protectionnistes. Exemple parmi tant d'autres, l'Allemagne d'Angela Merkel. Au grand dam des milieux économiques, la poussée protectionniste s'est confirmée en Allemagne, champion européen de l'exportation et «Mecque» du libre-échangisme. Après plus d'un an de débats, le gouvernement a adopté, le 20 août, de nouvelles règles visant à protéger des convoitises étrangères des entreprises dites stratégiques. Selon le texte, le ministère de l'Economie s'arroge le droit de passer à la loupe tout projet d'acquisition de plus de 25% des droits de vote du capital d'un groupe allemand par un investissement hors Union européenne. Le gouvernement se réserve, par conséquent, le droit d'y opposer son veto s'il identifie une «menace à l'ordre public et à la sécurité». Avant cette mesure protectionniste, seul le secteur de l'armement était soumis à une telle réglementation. A l'avenir, les télécommunications ou encore l'énergie seraient concernées. La loi en question devrait entrer en vigueur dès le 1er janvier 2009. A l'origine, c'est l'inquiétude suscitée par la montée en puissance des fonds souverains qui a incité le gouvernement fédéral à renforcer sa législation protectionniste. Le gouvernement avait donc la volonté d'encadrer la volonté de ces investisseurs étatiques dotés de réserves de changes faramineuses, notamment les fonds russes et chinois, fortement suspectés d'user de leur participation comme d'un levier pour exercer une influence politique ou pour s'emparer sans coup férir d'un know-how technologique. Ce réflexe protectionniste, patriotique auraient dit les souverainistes, a trouvé son écho auprès des grands groupes allemands où le ton strictement libéral a fini par changer. Il y a encore un an, la Deutsche Bank ou encore les électriciens Eon ou RWE ne dissimulaient plus leurs craintes face aux appétits des fonds souverains. Autre exemple, classique, aurait-on dit, la Chine. Entre autres mesures, la création en 2007 d'une société à capitaux publics pour être capable demain de construire, par exemple, un avion de ligne chinois concurrent de Boeing et d'Airbus. Aussi, une hausse de 30% des droits de douane à l'importation de certains biens d'équipements pour protéger son industrie nationale. Mais il n'y a pas que la prospère Allemagne ou la puissante Chine pour mettre en œuvre des politiques mixtes favorisant tantôt le libre-échange lorsqu'ils disposent d'un avantage sur certains secteurs, tantôt le protectionnisme dans les secteurs encore en développement ou considérés comme stratégiques. Après une décennie de libre-échangisme, le protectionnisme revient dans les discours européens face à la concurrence des puissances émergentes comme les BIC, Brésil, Inde et Chine. En fait, le protectionnisme n'a jamais disparu, pas plus que le libre-échange généralisé a jamais existé dans la réalité. Et, depuis Adam Smith, on connaît le poids des idéologies politiques dans la détermination des politiques économiques. Et on sait aussi que la Grande-Bretagne impériale n'avait finalement ouvert son marché intérieur qu'après avoir conquis la suprématie industrielle et financière. On n'ignore plus également depuis la remise en cause progressive du laisser-faire victorien par Keynes et depuis l'affaire Enron les dangers d'un capitalisme sans frein et devenu fou. En Europe, cette logique a récemment amené la Commission européenne à proposer un fonds d'ajustement pour offrir de nouvelles opportunités à ceux qui sont les plus exposés à l'impact de la concurrence mondiale. En Algérie, le patriotisme économique est enfin érigé en posture politique. Enfin, on semble désormais convaincu que le respect dogmatique des règles du marché peut conduire à la paix des cimetières de nos emplois et à l'hémorragie constante des réserves de changes du pays. Le patriotisme économique ne relève en rien du nationalisme étroit : les récentes mesures protectionnistes du gouvernement veulent tout simplement dire anticiper, identifier nos vulnérabilités et développer des stratégies de défense, notamment en déterminant ce qu'est le «périmètre stratégique» de l'économie algérienne. N. K.