Photo : S. Zoheir De notre envoyé spécial en Tunisie Abdelghani Aïchoun La situation en Tunisie se normalise, notamment sur le plan sécuritaire. Au niveau politique, les choses s'avèrent plus compliquées. Le vent des libertés qui a soufflé sur le pays, après la chute du président Ben Ali, survenue le 14 janvier dernier, a fait que les mouvements de protestation se multiplient. Pas un jour ne passe sans que le boulevard Bourguiba soit occupé par des manifestants. Des revendications d'ordre social et politique jusqu'aux déclarations de soutien aux peuples opprimés à travers le monde, les slogans ne cessent de fuser tout au long de la journée. La classe politique tunisienne est occupée, ces derniers jours, par la préparation des élections de l'assemblée constituante du 24 juillet prochain. Le débat autour du mode de scrutin fait rage au niveau du Conseil de l'instance supérieure de la sauvegarde de la révolution. Si certains défendent le système uninominal, d'autres préfèrent plutôt la proportionnelle. Un débat d'initiés auquel les citoyens s'intéressent. Les discussions à ce sujet sont très intenses, notamment du fait que ces élections présentent des enjeux énormes pour la société tunisienne, comme nous l'a d'ailleurs affirmé Monji Amami, le directeur exécutif des études au niveau de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), dont les syndicalistes ont joué un grand rôle durant la révolution des Jasmins. Selon lui, il y a une véritable crainte, au niveau de la classe politique, de voir les islamistes s'imposer lors de ces élections. Le choix du système électoral doit être judicieux. Mais les jeunes révolutionnaires, qui se regroupent presque quotidiennement au niveau de l'esplanade du théâtre communal de Tunis, sur l'avenue Bourguiba, et qui ont d'ailleurs organisé la marche d'hier, ne voient pas les choses du même angle. Pour bon nombre d'entre eux, ce processus est d'emblée biaisé. Moez, la trentaine, estime que le ministère de l'Intérieur avait fait en sorte que d'anciens «RCDistes» puissent créer de nouveaux partis politiques. «On a peur que notre révolution soit confisquée», dira-t-il. Selon lui, il y a un risque de voir les anciens éléments du parti du président déchu Ben Ali se retrouver aux commandes de l'Etat à travers l'assemblée constituante. «On a peur que ça ne soit qu'une camera cachée finalement», ajoute-t-il ironiquement. Ces jeunes veulent maintenir la pression pour que leurs revendications soient réellement prises en charge. Après la manifestation d'hier, d'autres rendez-vous sont donnés pour les jours à venir. «On a tenu nos promesses, tenez les vôtres», disent-ils unanimement à l'endroit des responsables au pouvoir actuellement et aux partis de l'opposition. De plus, ces jeunes veulent être bien représentés au sein de l'instance supérieure de sauvegarde de la révolution composée, jusqu'à l'heure actuelle, d'environ 130 membres, issus des partis politiques, d'organisations syndicales, de mouvements associatifs, etc. «Il faut des délégués des différentes régions», disent-ils. L'autre question qui préoccupe les jeunes concerne les polémiques acerbes déclenchées, ces derniers temps, entre islamistes et laïques. Selon eux, ces frictions ne font qu'avantager le système qui fait tout pour se maintenir d'une manière ou d'une autre. Samy Allioui, la trentaine, habitant la Casbah à Tunis, a tenu à signaler que ces jeunes révolutionnaires ont lancé un appel à la cessation de la «fitna», comme ils l'ont appelée. Un appel, disent-ils, rejoint par quelques partis politiques, dont le Conseil des libertés de Siham Bensedrine et le parti islamiste Nahdha. L'idée prévalant ces derniers temps, et qui va dans le sens de la préservation de la Tunisie d'un quelconque glissement vers l'intégrisme, est l'élaboration, avant les élections, d'un pacte pour la République qui fermera la porte à une éventuelle tentative d'utilisation de la religion à des fins politiques. Monji Amami nous a indiqué que beaucoup de partis politiques, en plus du syndicat auquel il appartient, ont adhéré à cette idée. Les Tunisiens ne veulent surtout pas rééditer l'expérience algérienne lorsque l'ancien FIS avait remporté à la majorité des élections législatives de 1991. C'est surtout l'erreur à ne pas commettre. Mais cela risque d'être difficile. La majorité des partis politiques nés après la révolution du 14 janvier n'ont aucune expérience sur le terrain et ne disposent pas d'ancrage dans la société. Raison pour laquelle certains redoutent que le RCD, habitué aux jeux électoraux, revienne sous d'autres appellations. C'est dans ce sens aussi que le Parti communiste ouvrier de Tunisie (PCOT) de Hamma Hammami a appelé à un report des élections. Les partisans du report, bien que peu nombreux pour le moment, estiment que la classe politique n'est pas prête à affronter un rendez-vous aussi important en l'espace de quelques mois seulement. Mais au même moment, pour les Tunisiens, il faut impérativement dépasser cette période de transition. Un dilemme et des enjeux énormes pour l'avenir de la Tunisie qui ne peuvent être pris à la légère par les acteurs politiques. En tout cas, la Tunisie vit au rythme de ces débats, même si la majorité des citoyens ont été rattrapés par leur quotidien. La vie a repris son cours. Les traces des émeutes de la révolution ont presque disparu. Les touristes étrangers commencent à revenir d'autant plus que la situation sécuritaire est plus ou moins maîtrisée. Après les émeutes et les manifestations violentes, les Tunisiens se sont lancés dans les débats politiques qu'ils mènent bien jusque-là.