Photo : Mahdi I. M. Mohamed Djouili, sociologue à l'Université de Tunis, reste convaincu que la révolte tunisienne, qu'il qualifie d'ailleurs de révolution post-moderne, reste l'œuvre des Tunisiens et refuse de croire en une quelconque manipulation de l'étranger, ou dire que c'est plutôt l'armée qui a pesé dans la chute du président Ben Ali. Présent à Alger, sur invitation du Centre stratégique et sécuritaire (CRSS), le sociologue tunisien Mohamed Djouili a rendu visite, mardi, à notre journal. Cette visite a été une occasion pour revenir sur la situation qui prévaut en Tunisie après les événements du mois de janvier dernier et qui ont conduit au départ précipité du président Ben Ali. Une révolte unique en son genre dans l'Histoire de ce pays longtemps qualifié de modèle économique et social. Le sociologue tunisien, qui a participé aux manifestations populaires, se dit optimiste quant à l'avenir de son pays. Mais avant, il a tenu à apporter une mise au point quant à l'appellation donnée à la Révolution tunisienne, en l'occurrence «Révolution du Jasmin». Une appellation véhiculée par les médias dans le monde entier. C'est ainsi que nous avons appris que le peuple tunisien récuse cette dénomination car, dira M. Djouili, le nom de Révolution du Jasmin a été donné par les Français, suite au renversement du président Bourguiba par son ministre de l'Intérieur Zine El Abiddine Ben Ali en 1987. LA REVOLTE A ETE SPONTANEE M. Mohamed Djouili, sociologue à l'Université de Tunis, reste convaincu que la révolte tunisienne, qu'il qualifie d'ailleurs de révolution post-moderne, reste l'œuvre des Tunisiens et refuse de croire en une quelconque manipulation de l'étranger, ou dire que c'est plutôt l'armée qui a pesé dans la chute du président Ben Ali. En plus, c'est une révolte dépourvue de toutes références idéologiques. Le soulèvement populaire qui a abouti grâce à Internet, dira-t-il, et est différent par ses mécanismes, ses slogans et la rapidité du cours des événements. C'est une «révolution light» à l'image de Facebook, ce réseau social qui a réuni les Tunisiens autour d'un même objectif. Elle est aussi la résultante de 23 ans de règne de Ben Ali marqué par la corruption et la «hogra». A la différence des deux précédents grands mouvements de protestation qui ont secoué la Tunisie en 1978 et en 1984 (révolution du pain), cette fois-ci, le feu s'est très vite propagé pour gagner tout le pays car les problèmes et les revendications sont très différents. Le mouvement de protestation, qui a permis la chute d'un régime, est une demande sociale. Il a été spontané et n'a pas d'aspect ludique, et sa particularité réside dans le fait qu'il n'y a pas de Zaïm (un meneur) ou un parti qui l'a encadré, contrairement à ce qui se passe ailleurs. Et pour mettre en avant le degré de maturité des manifestants et leurs convictions en leurs revendications, il dira qu'en Tunisie, 60% de la population est âgée de moins de trente ans. Ce qui veut dire que la majorité va à l'université et à l'école. A cela s'ajoute le fait qu'on compte en Tunisie près de trois millions d'internautes. Et l'on peut aisément comprendre comment cette jeunesse s'est appuyée sur la Toile pour entamer un débat public et porter devant l'opinion internationale les doléances de tout un peuple. A la question de savoir s'il y avait des indices annonçant ce soulèvement, M. Mohamed Djouili dit oui. A ce titre il évoquera les signes avant-coureurs liés aux émeutes dans la région minière de Gafsa en 2008 et aux affrontements en 2010 de Bouguerdane près de la frontière libyenne. Et si personne ne voyait venir ce vent de révolte, c'est parce que, dira-t-il, c'est dû essentiellement au verrouillage médiatique et à l'occultation des petits mouvements sociaux déclenchés par les supporters dans les stades, que personne ne prenait au sérieux. Et puis un Etat qui compte un policier pour 6 habitants est loin de s'attendre à un soulèvement populaire spontané. C'est cette sur-assurance qui a coûté cher au système policier instauré par Ben Ali. LA MOUVANCE ISLAMISTE, LOIN D'ÊTRE UNE MENACE Pour M. Mohamed Djouili, l'Occident n'a joué aucun rôle dans le cours des événements. Tout en admettant que ceux qui aujourd'hui appellent à l'instauration d'une véritable démocratie en Tunisie ont fermé les yeux sur le mode de gestion de Ben Ali, il estime que la transition ne peut s'effectuer sans l'aide des capitales occidentales. Aujourd'hui, dira-t-il, il existe des forces vives, des hommes et des femmes, qui pourront mener le pays à bon port. Quant à l'armée, il dira qu'en Tunisie, elle est toujours restée loin de la politique. Et ne peut donc intervenir d'une manière ou d'une autre. Quant à l'opposition, elle a été pratiquement laminée par le régime Ben Ali. Et les quelques opposants qui activent à l'étranger ne pèsent pas lourd sur l'échiquier politique. Il citera comme exemple l'opposant Merzouki qui, à son retour au pays, après des années d'exil en France, a été chahuté, car son erreur, selon M. Djouili, est qu'il parlait d'une candidature à la présidentielle en pleine révolte. Ce qui n'était du goût des Tunisiens. M. Mohamed Djouili est convaincu que même le leader islamiste d'Ennahda Rached Ghanouchi, qui a été accueilli triomphalement après 20 d'exil, n'a pas d'assise au sein de la société tunisienne. Et que cet accueil, plus que chaleureux, est une mise en scène. Même avec un discours moderne et modéré, dit-il, il ne pourra s'imposer sur la scène politique. Et comme pour illustrer ses propos, il dira que suite au suicide de Mohamed Bouazizi, le mufti de la République a décrété que «le jeune qui s'est immolé par le feu ira en enfer»; Ghanouchi a préféré dire «que Dieu lui pardonne». Et l'opinion publique a fait de lui un chahid. Pour lui, les Tunisiens ont foi en ceux qui sont restés en Tunisie (ils se comptent sur les doigts d'une seule main) et se sont farouchement opposés à Ben Ali et son régime. A l'image de Chadli Nadjib, très apprécié par les Tunisiens. Le sociologue croit dur comme fer que la mouvance islamiste ne s'est jamais implantée dans la société tunisienne et encore moins dans l'esprit et la mentalité des Tunisiens. Il ajoutera que le discours islamiste est dépassé. Pour M. Djouili, si le degré de religiosité a augmenté depuis le 14 janvier, cela reste un comportement et un choix individuels. D'autant plus, dira-t-il, que la Tunisie compte un grand nombre de chiites et des chrétiens qui vivent dans une véritable harmonie. PRESERVER LES ACQUIS La Tunisie qui, depuis 1956, n'a eu que deux présidents, Habib Bourguiba et Zine El Abidine Ben Ali, est, selon les observateurs, du point de vue politique, dans l'impasse. L'issue viendra, selon M. Djouili, de l'UGTT. Les militants locaux de ce puissant syndicat qui au moment de la révolte a choisi son camp, peuvent, grâce aux structures politiques de cette centrale syndicale, contrecarrer la mouvance islamiste, même si celle-ci est connue pour ses capacités de propagation sur le terrain. Actuellement, les islamistes ne pourront être majoritaires dans le gouvernement. Est-ce à dire que c'est le choix des islamistes qui refusent de gérer des situations chaotiques pour mieux se préserver ou est-ce par manque de représentativité. M. Mohamed Djouili penche plutôt pour la deuxième thèse en qualifiant les craintes de voir les islamistes aux commandes de la Tunisie d'exagérées. Mais alors comment sera la nouvelle Tunisie ? Pour le sociologue, c'est la grande question. Car, estime-t-il, la gestion de l'héritage du régime Ben Ali sera difficile. Et un grand travail attend les Tunisiens. Il existe des acquis qu'il faudrait préserver (tels les droits des femmes...). Pour le moment, le plus grand défi de son pays est de construire un Etat de droit en respectant les libertés individuelles. Et pour atteindre cet objectif, il faut tout simplement opérer une rupture avec l'ancien régime. Tout en se montrant optimiste, le sociologue est convaincu que c'est une période qui demande beaucoup de sacrifices et que ceux qui croient que le lendemain d'une révolution est le paradis, se trompent lourdement. L'édification d'un Etat basé sur une véritable démocratie nécessite un combat de longue haleine. Prenant comme exemple la Révolution française, il dira qu'il a fallu 100 ans à la France pour instaurer une varie démocratie qui préserve les citoyens de tous dépassements. L'UGTT, LE GRAND ESPOIR Revenant à l'étincelle qui a mis le feu en Tunisie, Mohamed Bouazizi, M. Djouili dira que ce jeune Tunisien, victime d'un système érigé sur les bases du despotisme et de la tyrannie, a réussi à mettre à nue le régime mis en place depuis 23 ans. Mais est-ce à dire qu'avec la mort de plus de 200 autres Tunisiens le problème du chômage sera réglé définitivement ? Pour le sociologue,; la réponse est loin d'être simple surtout que l'économie tunisienne est basée sur le tourisme et l'agriculture. Et avec les événements qui l'ont secouée, la Tunisie n'est plus cette destination privilégiée de millions de touristes. Conséquence : baisse des ressources mettant le pays en péril. Pour M. Djouili, le chômage et les problèmes socioéconomiques sont des faits et aucun Tunisien ne peut le contredire. Mais, dit-il, ce sont les procédés de recrutement qui sont dénoncés. Les universitaires veulent voir que pour l'accès à un poste de travail il faut appliquer une seule règle, à savoir «à compétence égale, chances égales». La corruption existe dans tous les pays. Elle n'est pas propre à la Tunisie. «Chez nous c'est l'impunité qui a régné en maître ». C'est pourquoi, et c'est universel, dit-il, il faut mettre des garde-fous pour constituer la parade. Le risque zéro corruption n'existe pas. Mais des institutions solides peuvent être installés pour endiguer la gangrène en évitant l'impunité et le laisser-aller. Aujourd'hui pour mener à bien la transition, tout repose sur l'UGTT, car elle peut constituer un pôle politique qui regroupera divers courants, notamment les libéraux de gauche. Les Tunisiens ont fait un choix. Et ils sont déterminés à prendre leur destin en main. Ils n'ignorent pas que la construction de la démocratie requiert du temps et surtout de la persévérance. Ce qui fera dire à M. Mohamed Djouili qu'une grande mission attend les médias et l'école.