Cadres et militants de l'Union générale des travailleurs tunisiens, qui ont joué un rôle crucial dans la chute du président Ben Ali en politisant la Révolution du Jasmin, tentent aujourd'hui de l'asseoir en exigeant le retrait de tout ce qui s'est confondu avec le système du président déchu. Le secrétaire général de l'UGTT, Abdessalem Jrad, est un homme comblé. Il a non seulement sorti de la nasse bénalienne la Centrale syndicale sur laquelle s'était appuyée Habib Bourguiba pour arracher l'indépendance de la Tunisie, mais il est parvenu à en faire, en un tour de main, le moteur des formidables transformations que vit le peuple tunisien depuis la mi-décembre. Au point où aussi bien en Tunisie qu'à l'étranger, on est persuadé que c'est l'UGTT qui “a politisé” la Révolution du Jasmin, au départ, il est vrai, une fronde populaire aux revendications sociales partie de l'intérieur, région pauvre du pays. Avec du recul, il apparaît que ce sont les structures régionales et locales de l'UGTT qui ont encadré et organisé la contestation sociale, pour qu'au final, sa direction nationale lance la manifestation de Tunis du vendredi 14 janvier qui a abouti à la fuite de Ben Ali vers l'Arabie Saoudite. La méga-manifestation à laquelle avaient pris part tous les Tunisois, toutes classes sociales et sensibilités politiques confondues, hormis bien entendu les clients et nervis de Ben Ali, était partie de la place Mohamed-Ali, le siège de la Centrale syndicale à Tunis, pour se placer devant le siège du ministère de l'Intérieur sur le boulevard Bourguiba jusqu'à l'annonce de la fuite précipitée du dictateur de Carthage, aux alentours de 17h. Abid Briki, le secrétaire général adjoint de l'UGTT, a lui-même lancé du balcon de la Centrale syndicale la marche appelant clairement à l'éviction de Ben Ali. Reste à résoudre l'énigme du passage à la révolution de ce syndicat plutôt sage sous le régime de Habib Bourguiba et de celui qui l'a déposé en 1987 et dont il avait été tour à tour patron des services puis ministre de l'Intérieur et Premier ministre. Sous la dictature de Ben Ali, l'UGGT demandait des relèvements de salaires et des avantages sociaux, sans écho car tout dépendait du président à vie et son clan maffieux, pour reprendre le qualificatif de l'ambassadeur américain à Tunis rendu public par WikiLeaks et dont les révélations auront également joué leur part dans la révolte de la population tunisienne. On apprend que ce qui a décidé l'UGTT à entrer pleinement dans la révolte populaire, ce sont les apparitions de tirs de snipers postés sur des toits de bâtiments officiels sur les manifestants abattus comme des lapins, comme à Kasserine, dans le Centre-Ouest, le 8 janvier. Ce fut la première fois, ont avoué des cadres syndicaux à la presse étrangère, que la direction de l'UGTT a réalisé qu'il fallait donner un autre souffle au mouvement et prendre le train de la révolution avant qu'il ne soit trop tard. La direction à Tunis était divisée sur la marche à suivre mais elle a fini par se plier à ses démembrements locaux qui s'étaient investis dans la vague de colère populaire. Et c'est ainsi que l'UGGT, qui revendique 350 000 adhérents, a fait jouer la force que constitue son implantation nationale, la seconde en termes de maillage social après le RCD de l'ex-président Ben Ali. Mais il ne faut pas conclure que la cohabitation avec le régime a toujours été cool. Depuis la naissance du syndicalisme tunisien, dans les années 1920, le mouvement a entretenu un rapport d'alliances et de conflit d'abord avec le grand mouvement du Destour, puis du Néo-Destour du premier président Habib Bourguiba, qui a pris le nom de RCD sous le régime de Ben Ali. Il y a toujours eu des velléités d'indépendance au sein de l'UGTT, où les militants de différents courants de l'opposition qui n'avaient pas la possibilité de s'organiser au sein de partis politiques trouvaient un espace pour militer, notamment des milieux de la gauche, selon Laâjimi, un spécialiste des mouvements ouvriers tunisiens. La centrale, qui a largement transcendé les partis, va jusqu'à se poser aujourd'hui comme le garant de la Révolution du Jasmin. Sa commission administrative a, lors de la réunion tenue le 21 janvier, sous la présidence de son SG, affirmé “la poursuite de la lutte par les grèves et les manifestations pacifiques jusqu'à la constitution d'un gouvernement conforme aux conditions fixées par la Centrale syndicale”. La commission a aussi annoncé la formation de commissions syndicales composées d'experts et spécialistes chargés d'élaborer des propositions concernant les réformes politiques, économiques et sociales nécessaires à l'instauration de la démocratie et à l'organisation d'élections transparentes, garantissant la liberté de choisir et qui préparent la mise en place d'un gouvernement parlementaire et d'une information crédible… Tout un programme politique. L'UGTT donne l'impression de vouloir jouer le rôle de Solidarnosc, ce syndicat polonais qui a fait chuter la dictature communiste et dont l'animateur Lech-Walesa a été le premier président de la Pologne post-communiste.