Entre offensives et contre-offensives, avancées et reculs, la guerre des villes, entre groupes disparates de jeunes combattants et forces gouvernementales plus aguerries, se déroule sur deux fronts relativement instables, à l'ouest de Benghazi et à l'est de Tripoli. Sur ces deux lignes de confrontation, à travers 1000 km d'étirement, les chebs armés libyens, guérilleros improvisés d'une révolution spontanée, apprennent la guerre en pick-up. Ils auront surtout su qu'avancer à toute vitesse, sans autre but que de foncer à tombeau ouvert, c'est se replier, à tout berzingue, pour mieux reculer. En attendant des jours meilleurs, qui verront de nouvelles frappes de l'OTAN contre les pro-Kadhafi, l'armement espéré qui tarde à venir et, surtout, la formation militaire nécessaire qui transformera des rebelles romantiques en guerriers efficaces.L'armée libyenne, pour sa part, a mis à profit l'arrêt momentané des frappes aériennes dues notamment à une météo défavorable pour lancer une contre-offensive victorieuse qui a repoussé vers l'est les convois de rebelles. A l'est, la ligne de front a été déplacée lundi dernier à quelques kilomètres de la ville de Marsa El Bréga, second terminal pétrolier d'importance après celui de Ras Lanouf reconquis par les forces du colonel Mouammar Kadhafi. A l'ouest du pays, précisément à l'est de Tripoli, le second front de guerre est représenté par la ville de Misratah, verrou stratégique et avant-dernière porte d'accès à la capitale.La manière dont les combattants juvéniles de la «révolution du 17 Février» avancent et reculent, avec la foi du charbonnier et l'engouement des révolutionnaires exaltés, a montré que les rebelles ont plus besoin d'entraînement et d'organisation que d'armements sophistiqués. C'est l'avis même du secrétaire d'Etat américain à la Défense, Robert Gates, et de l'amiral Michael Glenn «Mike» Mullen, chef d'état-major des armées des Etats-Unis. De leur point de vue, la formation des «chabab» doit incomber à un pays arabe membre de la coalition, les Emirats arabes unis ou le Qatar ou bien encore l'Egypte, qui aurait déjà fourni son aide, selon des membres du Conseil national de transition libyen (CNT), interrogés par des chaînes de télévision satellitaires arabes. En attendant de disposer de troupes instruites un tant soit peu à l'art militaire, le CNT s'est doté récemment d'une structure d'organisation confiée à des militaires professionnels issus des rangs de l'armée libyenne, et qui ont rejoint le mouvement révolutionnaire dès les premières heures. Dans une interview exclusive à la chaîne Al Jazeera, Mustapha Abdeljalil, président du CNT, basé à Benghazi, a en effet annoncé que la «révolution» a confié son organe de commandement militaire à deux généraux déserteurs de l'armée libyenne. Il s'agit des généraux Omar Al Hariri et Abdelfettah Younes Labidi, nommés respectivement coordinateur et chef d'état-major des forces insurgées. Deux généraux pour structurer la rébellion Le général Omar Al Hariri, 67 ans, est un vieux compagnon d'armes du colonel Mouammar Kadhafi. Dans une interview au Wall Street Journal américain, cet officier, qui a pris activement part au coup d'Etat du 1er septembre 1969 contre le roi Idris Essenoussi, raconte comment il a appris au jeune colonel Mouammar Kadhafi les subtilités de la conduite d'une jeep et d'une voiture de tourisme, une Peugeot comme les aime le Guide de la révolution. Issu de la tribu des Farjanes dans l'Ouest libyen, Omar Al Hariri a participé à un putsch avorté contre son compagnon d'armes dont il était, en 1975, secrétaire général du cabinet révolutionnaire. Il est alors arrêté et condamné à mort. Après quinze années dans une prison militaire, et contre toute attente, sa peine de mort est commuée en résidence surveillée dans une villa de la ville de Tobrouk, à l'est du pays. C'est là que les révolutionnaires du 17 février 2011 le trouveront pour le libérer.Le général Abdelfettah Younes Labidi, originaire de la tribu des Labidi de la région de Benghazi, connaît le colonel Mouammar Kadhafi depuis 1964. Il a participé, lui aussi, au coup d'Etat du 1er septembre 1969 à la tête des troupes qui ont pris, alors, le contrôle de la Radio libyenne à Benghazi. Cet officier parachutiste, qui a participé aux trois interventions militaires libyennes au Tchad durant les années 1980, a longtemps dirigé les forces spéciales et les unités de commandos libyens avant de devenir ministre de l'Intérieur. C'est de ce poste qu'il a démissionné, le 20 février dernier, pour rejoindre l'insurrection. Il s'était fermement opposé au bombardement de la population.Avec la nomination de ces deux militaires de carrière, les troupes d'insurgés, qui ressemblent plus à des manifestants en armes qu'à des soldats disciplinés, la rébellion entre dans une nouvelle phase. Celle de son organisation et de sa structuration patiente en force militaire digne de ce nom. Interrogé à ce sujet par un journaliste de la chaîne Al Jazeera, le général Abdelfettah Younes Labidi a annoncé que les troupes, qui sont actuellement sur la ligne de front autour du terminal pétrolier de Marsa Al Bréga, sont composées de militaires renforcés par des volontaires ayant une certaine connaissance du maniement des armes légères et des mouvements de déplacement.Et cela se constate sur le champ des opérations. Hier, les combattants du CNT semblaient reprendre du terrain sur les forces du colonel Kadhafi après quatre jours de violents combats qui se sont soldés par la prise de l'université pétrolière de Ras El Bréga. Il s'agit d'un énorme campus qui contrôle un des principaux accès de la ville, située à 800 km de Tripoli et 240 km de Benghazi. A l'heure où le journal était sous presse, les combats, intenses, se déroulaient encore sur un théâtre d'opération instable, marquée à la fois par une guerre de positions classique et une guérilla urbaine. Si les troupes libyennes, qui bombardent les positions adverses à l'aide de blindés et d'artillerie lourde, n'ont pas plié ou carrément rompu, leur capacité d'offensive ou de résistance risque d'être encore affaiblie par les frappes aériennes qui ont repris hier lundi. Pourquoi l'insurection n'avance-t-elle plus ? A 600 km à l'ouest de Marsa Al Bréga, le deuxième front, à savoir l'abcès de fixation militaire que constitue Misratah, troisième ville du pays, continue de faire rage. La ville, tenue par les rebelles, est assiégée par les forces gouvernementales qui y ont disposé des canons lourds, notamment de 155 mm, selon le général Abdelfettah Younes Labidi. Au sud-ouest de Tripoli, la petite ville de Ketlah, occupée elle aussi par les insurgés, était visée ces dernières 48 heures par des tirs soutenus de missiles Grad, les fameux BM portés sur camions (connus autrefois sous le nom poétique d'Orgues de Staline). Ketlah comme Misratah sont défendues sans relâche par les insurgés issus de l'est du pays, en raison de leur valeur aussi symbolique que militaire, qui en fait deux postes avancés de la rébellion à l'ouest du pays.Pourquoi les chebs armés peinent-ils finalement à marcher sur Tripoli malgré la neutralisation de l'aviation militaire libyenne et la couverture aérienne, momentanément retirée, de la coalition internationale, qui a refilé le témoin du commandement des frappes à l'Otan ? L'avancée des rebelles, dans une sorte de rodéo militaire sur l'autoroute Benghazi-Tripoli, est d'abord imputable à l'irrésistible contre-offensive des troupes du colonel Kadhafi, mieux équipées, mieux entraînées et plus aguerries. Leur force de frappe, bien que délestée des avions cloués au sol ou détruits par les tirs de la coalition, ne flétrit pas. Dans l'affaire, les stratèges occidentaux et le CNT libyen semblent avoir surestimé l'élan révolutionnaire des insurgés et sous-estimé par conséquent les capacités de réaction, de résistance et de nuisance du colonel Mouammar Kadhafi. Jusqu'ici, le seul avantage militaire acquis est celui d'avoir stoppé l'offensive des troupes loyalistes sur Benghazi qui semble avoir été ainsi sanctuarisée. Cet objectif a été atteint par la maîtrise totale du ciel d'où sont absents aussi les hélicoptères, y compris ceux de la coalition et de l'Otan. Malgré leur efficacité prouvée contre les blindés, les batteries d'artillerie et les unités en mouvement, les coalisés refusent l'emploi d'hélicoptères, pour des raisons diplomatiques car ce serait considéré comme le début d'une intervention terrestre dont personne, pour l'instant, ne veut. Sans compter qu'une intervention terrestre est beaucoup plus complexe. Et qui aurait, outre des résultats militaires improbables, des conséquences diplomatiques et politiques qui peuvent s'avérer désastreuses pour les pays de la coalition, notamment ceux qui doivent tenir compte de leurs opinions publiques à la veille de rendez-vous électoraux décisifs. Mais comment alors expliquer la forte résistance des unités gouvernementales dans un schéma classique et malgré la supériorité aérienne absolue de la coalition ? Depuis quelque temps, le colonel Mouammar Kadhafi semble avoir adopté une stratégie militaire particulière qui combine préparation du terrain par l'artillerie et les lanceurs de missiles (Grad, notamment) et maintien des blindés aux carrefours des villes, dans une configuration urbaine telle qu'il est difficile d'y venir les déloger ou même de les bombarder par les airs. Mieux, le madré colonel semble avoir fait adopter à ses troupes d'élite le profil du cheb armé qui roule en pick-up sur lesquels on installe des lance-roquettes comme le SPG9 ou le SA-7 ou encore des mitrailleuses anti-aériennes. Dans les villes, ses forces se fondent dans le paysage et se confondent avec la foule, tout en ressemblant aux insurgés, par le look et l'armement. C'est ainsi que le vieux roublard a dispersé ses forces terrestres en les rendant plus proches de la population que de leurs bases. Il sait comme tous les spécialistes militaires que les frappes aériennes sont surtout efficaces contre des concentrations de véhicules et d'armements lourds bien identifiés. Il est donc très difficile de neutraliser de près une force d'environ 50 000 hommes incrustés sur le terrain, ce qui, à l'évidence, demande beaucoup de temps et de moyens.Sans préjuger des conséquences de la nouvelle vague de frappes aériennes qui sera menée par l'Otan, à partir de lundi ou de mardi prochains, selon des sources militaires concordantes, on peut, d'ores et déjà, établir un premier état de destruction du potentiel militaire libyen. Après douze jours, les bombardements ont mis à mal les moyens militaires du colonel Mouammar Kadhafi et ses structures de commandement. Les stratèges américains et ceux de l'Otan estiment que près du quart des forces a été mis hors de combat. Et, malgré la perte de toutes ses capacités militaires à l'est de la Libye, l'armée libyenne, concentrée désormais à l'ouest et au sud du pays, n'a pas encore atteint son «point de rupture». Ce fameux seuil de cassure militaire et de délitement psychologique qui favoriserait une solution purement militaire du conflit. On en est encore bien loin, alors que les tractations en coulisses vont bon train, selon la presse britannique et anglaise qui évoque des contacts secrets au sujet d'un scénario de sortie de crise. Ce scénario prévoit un départ sans conséquences pénales du colonel Mouammar Kadhafi et une transition constitutionnelle conduite par son fils Seïf Al Islam, dont des proches sont signalés ces derniers temps à Londres, où ils entreprennent des contacts discrets avec le Foreign Office. Pour l'instant, aucun indice et aucun signe probant n'est venu étayer ce scénario à une période assez propice aux spéculations de presse et aux ballons-sondes de la diplomatie parallèle. Ce scénario ne semble pas tenir compte de la psychologie du colonel Mouammar Kadhafi, peu enclin à battre en retraite en rase campagne. Ou bien à se résigner à quelque exil, fusse-t-il à l'ombre amicalement révolutionnaire de son ami Hugo Chavez. Le général Abdelfettah Younes Labidi, qui le connaît bien, a déclaré à maintes reprises que le Guide de la Jamahiriya ne quittera le pouvoir et la Libye que dans un cercueil.Le scénario ne semble pas tenir en compte également la réaction de ses fils Khamis et Al Mouatassim, partisans de la force et qui sont de vrais faucons par rapport à leurs frères Seïf Al Islam et Saadi, considérés comme étant des politiques. Pas plus qu'il ne tienne compte de l'état d'esprit des chefs militaires restés fidèles au Guide qui, à la rigueur, pourraient accepter une solution diplomatique honorable. Ce scénario ne prend pas en considération, par ailleurs, l'attitude du CNT qui exige le départ du colonel Kadhafi et de ses fils comme préalable à toute solution non militaire en Libye. Le scénario d'une transition négociée sous la direction de Seïf Al Islam a d'ailleurs été rejeté de manière nette par le Conseil national de transition libyen, hier.En attendant, même si ici ou là on fait état d'un désir du colonel Mouammar Kadhafi de chercher une issue diplomatique, la réalité concrète est celle du front de guerre où l'armée libyenne fait mieux que résister. Le Guide semble s'être donc préparé à un long conflit où il livrerait aux forces de la coalition une guerre des villes, directement ou par rebelles interposés, finalement mieux organisés et mieux armés. En somme, le scénario de l'enlisement. Le scénario du cauchemar où le bitume des villes libyennes prendrait la couleur du goudron de Baghdad ou de Kaboul. N. K.