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Yassin Temlali : «Les œuvres traitées dans cet ouvrage alimentent le débat politique actuel» Son recueil rassemble des textes critiques de deux périodes charnières de l'histoire de l'Algérie
La Tribune : Algérie Chroniques ciné-littéraires de deux guerres est votre premier ouvrage, publié récemment chez Barzakh. Pourquoi le choix de ce titre ? A quoi renvoie l'expression «deux guerres» ? Yassin Temlali : Cet ouvrage est un ensemble d'écrits critiques qui portent principalement sur des œuvres littéraires et cinématographiques ayant pour cadre temporel soit une époque lointaine mais si présente, celle de la guerre de Libération, soit les années 1990-2000. Les affrontements des années 1990 entre l'armée et les groupes islamistes ont laissé une empreinte indélébile sur la réalité algérienne mais aussi sur les consciences. Ils ont contribué à forger l'identité thématique de nombre d'auteur (e)s. Ils sont explicitement évoqués dans des œuvres comme le roman de Adlène Meddi La prière du Maure, certains textes du recueil de nouvelles de Chawki Amari A trois degrés vers l'Est, le long métrage de Yamina Bachir-Chouikh Rachida ou celui de Rabah Ameur-Zaïmeche Bled Number One. Dans d'autres œuvres, ils sont abordés moins directement. C'est le cas pour le recueil de nouvelles de Salim Bachi les Douze Contes de minuit, le recueil de nouvelles collectif Alger, quand la ville dort, dans lequel les horreurs des années 1990 constituent une sorte d'arrière-plan événementiel discret, presque invisible, pour les récits. C'est le cas également pour le long métrage de Tarik Teguia, Gabbla, qu'on pourrait qualifier de «film sur l'après-guerre civile».Les œuvres artistiques traitées dans cet ouvrage et qui ont pour cadre la guerre de Libération nationale ne sont pas pour autant des romans ou des films «historiques». Elles alimentent aussi le débat politique actuel. Les Figuiers de Barbarie de Rachid Boudjedra est un roman mais c'est également, de l'aveu de son auteur, un écrit polémique qui, tout en démasquant les mensonges de l'histoire officielle et scolaire, défend un point de vue «antirévisionniste» pour ainsi dire sur la guerre de Libération. Le long métrage français l'Ennemi intime de Florent-Emilio Siri défend un point de vue sur la Révolution algérienne, sensiblement différent : c'est celui de la responsabilité partagée des horreurs de la guerre. On pourrait également dire d'Indigènes, film de Rachid Bouchareb, qu'il a apporté une eau nouvelle au moulin du débat sur la contribution des colonies à la libération de la France de la domination nazie. Algérie Chroniques ciné-littéraires de deux guerres comprend d'ailleurs une partie consacrée à la résurgence de la mémoire de la Révolution algérienne en France et en Algérie dès le début des années 2000. Il s'agit d'entretiens avec quatre historiens : René Gallissot, Mohamed Harbi, Daho Djerbal et Benjamin Stora. Vous écrivez depuis le début des années 1990. Pourquoi n'avoir publié dans cet ouvrage que des textes récents, relatifs à deux périodes charnières de l'histoire de l'Algérie contemporaine ? Le choix de ces textes critiques à l'exclusion d'autres se justifiait par la relative unité de leur objet. N'ont été rassemblés dans cet ouvrage que les écrits traitant d'œuvres qui ont pour cadre temporel soit les deux décennies 1990 et 2000, soit la Révolution algérienne. Il s'agit de deux périodes entre lesquelles les passerelles symboliques sont nombreuses. Rappelons, par exemple, que dans certains écrits des années 1990, l'islamiste est souvent un descendant de harki ! Les choses, évidemment, sont plus complexes que ne le laisse penser ce symbolisme facile mais on ne manque pas de références à la guerre de Libération dans la littérature algérienne contemporaine. De même, dans des œuvres qui ont pour thème principal la Révolution, comme, par exemple, les Figuiers de Barbarie, les années 1990 sont très présentes : des personnages qui ont participé à la libération du pays ont vécu assez longtemps pour voir le mouvement d'émancipation enfanter, paradoxalement, un régime autocratique, en lutte contre un courant théocratique qui veut substituer à sa «légitimité révolutionnaire» une autre légitimité, prétendument divine. Par quoi se justifie le choix des écrivains et penseurs auxquels vous rendez hommage dans votre recueil de textes critiques ? Kateb Yacine est un authentique écrivain engagé qui n'en est pas moins l'auteur d'une grande œuvre. Aimé Césaire aussi : il a mené de grandes batailles politiques mais on se souviendra de lui essentiellement comme d'un écrivain qui a sorti la littérature martiniquaise de son enclos exotique de «littérature des îles» et lui a donné sa place dans la littérature universelle. Le parcours de ces deux auteurs devrait être un sujet de méditation pour les mauvais défenseurs de l'engagement en littérature ! L'art doit primer l'engagement dans une œuvre littéraire ou cinématographique si l'on veut, bien sûr, qu'elle justifie son appartenance à la littérature ou au cinéma. L'œuvre du Marocain Abdelkebir Khatibi nous est précieuse à nous autres Algériens en ce qu'elle explique, de façon complexe et nuancée, l'état de dépendance du Maghreb, par les conséquences de la domination coloniale mais également par les pesanteurs d'une partie du patrimoine maghrébin. Elle le fait sans cette haine de soi caractéristique de certains écrits qui ne voient dans la culture arabo-berbère que conservatisme et intolérance.Le texte sur Albert Cossery rend hommage à un écrivain dont l'univers égyptien est d'autant plus original qu'il s'est forgé en français, et en France. C'est un clin d'œil à ce que la francophonie, contrairement à ce qu'affirment les francophiles, peut presque se réduire au sens strict de ce mot, auquel renvoie le suffixe «phonie». Les romans de cet écrivain bruissent de puissants échos de sa langue maternelle et dans son exil, il a toujours gardé son pays, l'Egypte, tout près de son cœur, comme on garde un inépuisable trésor.Il y a, enfin, un hommage à Nasr Hamed Abou Zeid, dont le parcours est emblématique de ce qu'un esprit libre peut encore endurer de nos jours. L'œuvre de ce penseur demeure une source dans laquelle puise toute une génération d'islamologues, qui contribuent au parachèvement de la sécularisation des sociétés dites «musulmanes».