Quel sentiment humain peut être dérobé à un œil avisé, un œil scrutateur ? L'amour, la haine, le bonheur, la tristesse, la douleur sont des expressions qui échappent à tout contrôle. Ils se dessinent malgré tous les efforts pour les dissimuler sur les visages. Ils se lisent dans les yeux. Ils traversent même le téléobjectif du photographe pour fixer indéfiniment certains moments de la vie. Certains visages portent, cependant, des expressions indélébiles. Des souffrances qui ne peuvent être effacées par le temps. C'est à la rencontre de ces visages-là meurtris à jamais qu'est allé Anaïs Pachabézian(*), photographe indépendante. L'ouvrage A fleur de silence, préfacé par Maïssa Bey, est une quête respectueuse et silencieuse de la mémoire tourmentée de celles et de ceux qui ont vécu dans leur chair et dans leur sang le drame des années 1990. Avec un extrême doigté, la photographe a su capter leur détresse, la douleur qui hante leurs yeux et la souffrance qui tourmente leur âme. Des sentiments et des expressions communicatifs. Des expressions qui mutent des photographiés à celui qui feuillète les pages de ce livre et qui scrute ces visages. On se surprend à vivre cette douleur qui est la leur. «Assis ou debout face à l'objectif. Les bras le long du corps ou les mains sur les genoux. Le regard droit, fixe. Sans artifice aucun. Peut-être faudrait-il chercher dans l'expression des visages. Chercher bien sûr ce que l'on s'attend à trouver en pareils lieux, en pareilles circonstances. Parce que l'on sait. Alors chercher quoi ? Des traces de la douleur ? De la haine ? De la révolte ? J'ai beau scruter chaque trait de chaque visage, je n'y lis que le reflet de ma propre émotion. Etrange, non ?», dira, à juste titre, Maïssa Bey dans la préface de cet ouvrage. Conçu à la demande du Cisp (Comitato Internazionale per lo Sviloppo dei Popoli – Comité international pour le développement des peuples), une ONG italienne installée en Algérie depuis 1999, A fleur de silence est un hommage aux personnes disparues, assassinées par les terroristes et qui s'inscrivent dans un «processus de mémoire afin de prévenir contre le danger de l'amnésie». Le recueil de photographies réalisées par Anaïs Pachabézian fixe l'objectif sur les conditions de vie très modestes, voire précaires, des rescapés de la terreur. Les personnes photographiées affichent toutes une triste mine. Des visages prématurément ridés par la terreur, des regards vitreux et désespérément tristes. Ils relatent brièvement leur malheur. L'indescriptible. Tel un miroir, les visages et les lieux captés par Mme Pachabézian renvoient à des images et des sensations enfouies en chaque Algérien qui n'a pas quitté ce pays durant sa tourmente. Des souffrances partagées, dissimulées et partagées par tous ceux dont le quotidien ne rimait qu'avec massacres, bombes, faux-barrages et assassinats. Des Algériens ayant vécu l'innommable et qui restent depuis murés dans le silence. Quand on a payé le prix du sang, subi les affres du terrorisme, assisté aux massacres des siens, on ne s'en remet jamais. Replonger dans cette mémoire tourmentée s'avère être un exercice périlleux. Déterrer les démons du passé n'est pas chose facile. Les ré-enterrer relève de l'impossible. Une épreuve pénible pour toutes les victimes du terrorisme.Le téléobjectif de l'appareil photographique de Anaïs Pachabézian a capté leurs visages, fixé des lieux, traduit des atmosphères, des ombres. Sur ces visages, qui se demandent, des décennies après l'horreur, pourquoi ce sont eux qui ont été choisis pour vivre ces atrocités, sur les murs délabrés, les toits effondrés, tout semble répercuter les mêmes cris. La même tragédie. Rien n'a changé. Tout est encore là. Dans ces campagnes si proches des villes et pourtant si lointaines par leur malheur, c'est «l'Algérie profonde» qui a payé le prix de la «sale guerre». «Pourquoi et pour qui» sont les questions qui ne trouvent toujours pas de réponse. Des questions qui tourmentent encore l'esprit des suppliciés d'hier. Des morts-vivants d'aujourd'hui. Car vivre avec ses fantômes peut-il faire de nous des gens comme les autres ? Dans ce voyage au bout de l'indicible souffrance, l'auteure s'est engouffrée dans l'intimité de ses sujets, investi leurs modestes gîtes, pour fixer des postures pleines d'humilité, des physionomies marquées à jamais par les tourments de l'horreur. Elle a immortalisé leur martyre à travers un poignant mélange de l'image et de la parole. Des témoignages étonnants de véracité qui défilent et qui racontent des épreuves insoutenables infligées dans le désespoir et l'horreur de la folie bestiale.L'ouvrage se veut une modeste contribution, cet indispensable devoir de mémoire, et une incitation à la réflexion pour prévenir les erreurs du passé. G. H. (*) Anaïs Pachabézian est une photographe indépendante qui vit et travaille à Paris. Son travail porte essentiellement sur les questions d'exil, de migration et de mémoire qu'elle aborde d'un point de vue documentaire.