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«Je me sers d'animaux pour instruire les hommes»
Kamel Bouchama à propos de son roman «l'Exil fécond»
Publié dans La Tribune le 30 - 07 - 2011

Ce dernier ouvrage, intitulé l'Exil fécond, est une littérature «qui ne saurait se séparer des systèmes idéologiques au sein desquels ou même contre lesquels elle se forme», comme le soutient l'essayiste français, critique et historien de la littérature, William Marx. Cette même littérature, poursuit-il, «est engagée malgré elle. Qu'ils le veuillent ou non, les plus farouches partisans de l'art pour l'art expriment encore une vision particulière du monde et de la cité». N'est-ce pas que Kamel Bouchama suit le même parcours et nous présente non pas un pamphlet – parce qu'il réfute ce terme – mais un roman dans un style qui démontre qu'il est très généreux avant même d'être courageux ? Oui, en effet, il pense que c'est de la générosité car, dit-il, «on ne peut choisir ce style que lorsqu'on sait donner sans jamais rien attendre des autres, surtout sans jamais avoir peur d'être jugé». Alors, cette générosité le pousse donc à aller de l'avant et dire dans les formes qui conviennent ce qu'est la gêne de ceux qui vivent à l'ombre d'un «système» éculé, à bout de souffle, ayant pratiquement perdu la confiance de ses citoyens. Mais s'il ne le fait pas dans ces formes, ajoute-il, «cela sert-il de constater et de se lamenter sans pouvoir agir ?».«Je me sers d'animaux pour instruire les hommes», disait Jean de La Fontaine qui, repris par l'auteur, nous a donné, il y a bien longtemps, cette caricature de la société du XVIIe siècle. Sur cette lancée, Kamel Bouchama nous confie, à travers ses «bonnes feuilles» : pourquoi vais-je me gêner en écrivant de la sorte, quand tout le monde sait que d'autres l'ont bien fait avant moi ? N'est-ce pas que le brahmane Bidpay a écrit de célèbres fables aux environs du IIIe siècle ? C'est déjà fort loin. Il a été repris au VIIIe siècle par Ibn El Mùqafaâ qui a fait dans son œuvre la leçon au Calife sur l'art de gouverner. Buffon, le romancier de l'Humanité, le plus contemporain – il est venu au XVIIIe siècle –, a bousculé à travers une galerie de portraits d'animaux la «partition traditionnelle des discours» politiques ou politiciens, c'est selon. Stendhal, venant peu après ce dernier, a choisi l'amour, dans le Rouge et le Noir, pour dénoncer l'ordre social. N'est-ce pas que la littérature est une expression démocratique du réel, comme l'affirme un célèbre critique de notre siècle ?Ainsi, l'auteur de l'exil fécond nous transporte du monde de l'irréel vers le monde du réel. Il nous explique que c'est «à travers l'écriture que l'on peut deviser avec son esprit, le soumettre aux acrobaties de forme et de syntaxe pour lui soustraire des idées et des concepts afin de les jeter aux pieds d'une société vivant dans l'indifférence et l'ennui, le mal et l'injustice, subissant la dégradation et l'obsolescence. C'est à travers ce genre d'écriture que l'on espère être positif, en l'espace d'un temps, plus ou moins long, ou plus ou moins court, même si c'est tout juste ce temps que l'on réserve à la lecture du livre». Et d'ajouter : «C'est pour cela que ce style me permet de m'exprimer librement et évoquer notre réalité de tous les jours.»Il nous transporte du monde des animaux, dans une jungle en furie, vers l'autre monde de la réalité. Alors, explique-t-il, ce ne sont pas ces animaux, les vrais, qui l'inspirent dans cet ouvrage, car ils ne sont que des acteurs fictifs, qu'il a mis au-devant de la scène pour contribuer, à sa façon, au débat qui s'instaure pour connaître la vérité sur ce que nous sommes, hélas !, dans un pays qui a largement de quoi faire son bonheur et le perpétuer à travers de nombreuses générations. Ce sont d'autres animaux, autrement plus pernicieux et plus dangereux, qui l'inspirent, à telle enseigne qu'il a décidé d'aller encore une fois au charbon, pour dire dans le style qui lui paraît le mieux adapté ce que tous marmonnent à voix basse, pour ne pas paraître insolents aux yeux des maîtres du moment.En effet, cette forme d'écriture, avec des expressions qui paraissent très dures et choquantes, mais qui, en réalité, ne le sont pas par rapport aux dégâts perpétrés par les «humains prédateurs» dans ce pays que nous aimons tant et que nous voulons qu'il se reprenne le plus rapidement possible, est venue pour heurter les opinions convenues et leur faire admettre qu'il est temps de changer de système et de gouvernance, pour être au diapason de la civilisation moderne universelle. C'est pour cela, encore une fois, qu'il a choisi ce style, celui du conteur de la Perse radieuse, Ibn El Mùqafaâ, pour dénoncer un monde fait d'hypocrisie, de corruption, de népotisme et de déception…, un monde dans lequel nous avons perdu notre capacité à donner un sens à notre vie…Mais avec tout cela, de quoi est fait ce roman ? Eh bien, l'Exil fécond est une sorte de caricature d'un monde animal où la mouche, une petite bestiole, joue l'héroïne à travers un périple très attachant. Chapeau bas ! Car l'imagination de l'auteur a fait parler une mouche dont sa prose se lit comme un poème moralement affligeant, et cruel par moments… Par ce biais, il peut tout dire puisqu'il s'agit d'entendre ou de faire entendre la vérité.Sans se formaliser, il va droit au but, en s'inspirant du climat social dans lequel il évolue quotidiennement. Oui, il revient, puisqu'il est le motif de son inquiétude, à ce climat affecté de déséquilibre, d'angoisse et trop souvent de petitesse. Il va sans aucun complexe l'interroger pour lui subtiliser les «meilleures pages», qui seront attachantes en réalité, pour qui voudrait saisir les véritables contours. Place donc au lyrisme, place à l'imaginaire.Dans l'Exil fécond, l'auteur s'imagine de grands moments de tête-à-tête, improvise de sérieux conciliabules, révèle de pires situations de déclin, enfin ouvre obstinément les yeux, pour faire prendre conscience aux indifférents et aux obséquieux caudataires que la honte n'a jamais réussi à faire rougir leur front.Là, évidemment, l'auteur pose inévitablement un regard critique, mais littérairement politique, «avec les armes de la poésie», comme le précisait Pier Paolo Pasolini, l'écrivain et scénariste italien. Et il fait passer des messages, sans vouloir gêner ou s'exposer aux reproches de quiconque. De toute façon, ne dit-on pas que tout récit est un mensonge, toute vérité dans ce récit est romanesque ? Ainsi, faisant comme si les révélations dans ce roman ne valent pas plus que leur élégance et leur moment. Enfin, il ne termine pas son roman sans nous apprendre que la mouche, qui en est l'héroïne, revient dans sa jungle et c'est là la moralité de l'histoire et la raison du titre : l'Exil fécond. Pourquoi fécond ? Tout simplement parce qu'elle a eu le temps d'apprendre et de profiter des circonstances favorables qu'elle a su saisir pour s'imprégner des réflexes qui n'existent pas dans sa jungle. De là a surgi ce déclic du retour chez elle pour venir participer au développement de sa jungle, tout en essayant de l'améliorer, avec d'autres animaux qui se mobiliseront pour la soutenir dans ses idées et son programme. La chute du roman est donc positive et l'auteur tient à la livrer de cette manière parce qu'il est temps, dit-il, «que nos enfants prennent conscience et reviennent chez eux, en dépit de toutes les adversités et les tracas de la malvie que leur imposent des esprits mal tournés ou, carrément, des prédateurs, sous le physique de responsables, qui sont en train de nuire au pays, annihilant progressivement, plutôt sabordant intentionnellement, toute cette bonne réserve parmi les cadres. Il est temps qu'ils reviennent pour prendre en charge, malgré les obstacles qu'on leur oppose, les changements qui doivent se produire pour des aboutissements meilleurs».C'est là le fin fond du roman, surtout que nos enfants, pour lesquels le pays a consenti d'énormes moyens, doivent retourner dans leur pays avec l'idée de rompre avec les mécanismes désuets et les comportements équivoques qui nous ont menés droit vers la dévalorisation de nos meilleures potentialités et nous ont fait pénétrer dans le noir tunnel des lendemains incertains. Ce n'est pas de la démagogie…, écrit l'auteur, «c'est un cri de cœur désespéré de tous ceux qui désirent ardemment et sincèrement le changement (…), de ces nationalistes qui veulent la réussite de leur pays. Ainsi, les propos que je tiens – et les gens honnêtes les comprendront – se fondent sur la réalité d'un monde qui a tout pour que l'on puisse instaurer un ordre juste et prospère».
R. I.
L'Exil fécond Editions JUBA 244 pages


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