Les dirigeants algériens, le président Abdelaziz Bouteflika en tête, ont eu raison d'accueillir, avec tous les égards dus à un homme d'Etat même sans fonction précise, le guide spirituel de l'islamisme éclairé en Tunisie. En recevant cheikh Rached Ghannouchi, leader du mouvement Ennahda, parti fortement légitimé par des urnes transparentes et probes, les responsables du pays ont alors reçu un islamiste qui joue pleinement le jeu politique. Et qui renvoie de la Tunisie l'image d'un pays ayant su dissoudre l'islamisme dans la démocratie. Un islamisme tempéré qui partage le pouvoir politique avec la gauche démocratique, progressiste et laïque. Une première dans le monde arabo-musulman. Quatre heures durant, le président Abdelaziz Bouteflika a écouté un islamiste au parcours et au profil singuliers. Un homme politique qui a choisi l'Algérie comme premier pays d'exil fraternel, en 1989, et qu'il retrouve à l'occasion de son premier voyage à l'étranger après la victoire de son parti aux élections pour une constituante. Le leader de l'ancien Mouvement pour la tendance islamique (MTI, devenu Ennahda en 1989) fait preuve de modestie lorsqu'il déclare qu'il est venu en Algérie pour bénéficier de l'expérience politique des Algériens, notamment de l'échec de l'islam radical à parvenir au pouvoir. Et, a contrario, de l'intégration politique de l'islamisme modéré algérien avec lequel Ennahda partage des liens de parenté idéologique. En réalité, l'expérience du mouvement Ennahda en Tunisie, son avènement pacifique au pouvoir et sa cohabitation volontaire avec une gauche tunisienne séculière sont plus dignes d'intérêt. Une intégration politique, modèle du genre L'intégration des islamistes tunisiens dans le jeu politique, à plus forte raison quand eux-mêmes associent, à leur tour, des forces de gauche marginalisées elles aussi par les régimes de Bourguiba et de Ben Ali, est un modèle du genre. Sur le plan idéologique, leur présence au pouvoir permettrait de combattre plus efficacement les interprétations biaisées de l'islam que font les groupes radicaux. Sur le plan sécuritaire, elle permettrait de démontrer que la lutte antiterroriste n'est pas une guerre contre l'islamisme. Sur le plan social, les islamistes au pouvoir rempliraient notamment une fonction tribunicienne en canalisant le désenchantement et en intégrant progressivement les exclus sur la scène politique légale. Cette fonction est d'autant plus nécessaire qu'il existe une sensibilité islamiste forte au sein de la population : le discours religieux, moral ou moralisateur, se nourrit souvent de la dénonciation de la corruption et des comportements prévaricateurs et mafieux. Rached Ghannouchi est une personnalité islamiste à part, même s'il s'est toujours réclamé de l'AKP turc en définissant Ennahda comme un parti islamiste démocratique. Atypiques sont aussi sa formation intellectuelle, son éducation spirituelle et son itinéraire militant. Cet homme de 70 ans - il est né le 22 juin 1941 à El Hamma, en Tunisie -, est un ingénieur agronome, diplômé de théologie et de philosophie, qui fut naguère un fervent admirateur du nassérisme. De Tunis au Caire, en passant par Damas et Paris, ce théologien progressiste fut d'abord un militant piétiste activant au sein des réseaux prosélytes de Jamaat Ettabligh, dont il fut un relais actif dans les milieux ouvriers Nord-africains en France.De retour dans une Tunisie laïcisée par le président Habib Bourguiba, il prêche la «voie islamique juste» dans les écoles secondaires, l'université et les mosquées, aux côtés de jeunes sermonneurs rationalistes comme Abdelfattah Mourrou, Habib Mokni et Salah Kerkar. Leur alliance donnera naissance à la Jamâa al-Islamiya, en 1972. Les idées de ce groupe d'intellectuels islamistes, formé notamment de juristes et d'ingénieurs, s'exprimeront dans le mensuel al-Mâarifa dont le premier numéro paraît en 1974. Neuf ans plus tard, le groupe transforme la Jamâa al-Islamiya en Mouvement pour la Tendance Islamique et élit son émir, Rached Ghannouchi. C'est le début du parcours des mille miles politiques, le mouvement étant rapidement la cible de la répression et Ghannouchi hôte des geôles bourguibiennes : il est condamné à onze années de prison en 1981 dont il ne purgera finalement que trois. Il est de nouveau condamné à perpétuité en septembre 2007. Paradoxalement, il ne devra alors son salut qu'au coup d'Etat de Zine El Abidine Ben Ali contre Bourguiba. Pourtant, Ennahda, avec l'aide d'une partie de l'armée, a essayé de renverser le successeur de Bourguiba, au lendemain même du «coup d'Etat médical» du 7 novembre 2007. Il est gracié en mai 2008. Il rejette alors la violence, promet de ne plus infiltrer l'armée et les forces de police et reconnaît surtout le très avancé Code du statut personnel, instrument d'émancipation de la femme par excellence. 30 000 militants d'Ennahda arrêtés ! Mais c'est en faisant légalement de la politique que Rached Ghannouchi aura le plus de problèmes avec le régime de Ben Ali : après les législatives d'avril 1989 qui permettent aux islamistes d'obtenir 15% des suffrages en se présentant sur une liste indépendante, ses militants sont persécutés et emprisonnés. La victoire du FIS algérien aux législatives de décembre 1991 permet au dictateur Ben Ali d'agiter l'épouvantail d'un effet domino. 30 000 activistes d'Ennahda sont arrêtés et seront libérés, par vagues successives, au milieu des années 2000. Pendant ce temps, Rached Ghannouchi, qui a été condamné par contumace à la réclusion à perpétuité en 1992, vit en exil à Londres après deux années de séjour en Algérie, de 1989 à 1991, en compagnie de quelques dizaines de ses compagnons de lutte. Relativement radical à ses débuts de prêcheur piétiste et de militant prosélyte, Rached Ghannouchi a progressivement évolué vers un discours plus modéré, voire moderniste. Ses idées tranchaient avec l'idéologie des Frères Musulmans et la vulgate des islamistes Algériens et marocains, dont la pensée est d'essence salafiste. Ghannouchi n'est pas un Khomeiny, pas plus qu'il n'est un Ali Belhadj, un Abbassi Madani ou même un Abdesselam Yassine. Depuis la fin des années 1980, Ennahda insiste notamment sur le fait de reconnaître l'interdiction de la polygamie ainsi que le droit de divorcer aux femmes, deux avancées phares de l'ère Bourguiba, même s'il demeurait hostile à l'égalité des sexes en matière d'héritage.A l'image des Tunisiens, Rached Ghannouchi est un homme tempéré, issu d'un peuple du juste milieu, qui a fait de la pondération et du compromis un art politique consommé. Marqué comme son peuple par le double déterminisme de la géographie et de l'Histoire, le leader d'Ennahda a déjà montré qu'il avait un sens aigu du compromis politique intelligent en s'associant déjà, dès 2005, avec les mêmes forces qui partagent aujourd'hui le pouvoir avec son mouvement. Lui-même et Moncef Marzougui furent deux acteurs clés d'une action citoyenne, celle du 18 octobre 2005 qui fut un moment démocratique cathartique dans la Tunisie verrouillée de Ben Ali. Elle explique présentement pourquoi Ennahda, Ettakattol de Mustapha Ben Djâafar et le Congrès pour la République de Moncef Marzougui sont parvenus à s'entendre sans peine sur le partage des responsabilités politiques dans la Tunisie post-Ben Ali. Le mouvement du 18 octobre revendiquait alors un «SMIG démocratique», porté par l'élan synergique d'une historique grève de la faim de 32 jours. L'accord au sujet du gouvernement et des présidences de la République et de l'assemblée Constituante y trouve peut-être ses racines politiques. Ghannouchi, un communiste pour El Manar ! Ainsi, le président Abdelaziz Bouteflika a accueilli un islamiste qui ne s'est pas abreuvé aux sources sombres du wahhabisme ou du salafisme radical d'AQMI, des Talibans ou de Boko Haram. Depuis son exil londonien, à la veille même de son retour en Tunisie et depuis la victoire électorale de son parti, il répète à l'envi qu'il est partisan d'une grande coalition rassemblant toutes les forces qui ont porté la révolution de jasmin : syndicats, barreau, jeunes, opposition politique, associations de la société civile, personnalités indépendantes. Rien de surprenant donc dans cette attitude émanant d'un islamiste converti à la religion démocratique et qui a toujours clamé que ses modèles politiques à succès sont turque, malaisien ou indonésien. On en est encore moins étonné quand on sait que Rached Ghannouchi est qualifié de communiste sur El Manar, la chaîne du Hezbollah libanais, en raison de ses concessions à la laïcité. Et quand on apprend également que les autorités saoudiennes lui ont déjà refusé le visa pour le petit et le grand pèlerinage, on en est encore moins surpris. N. K.