Régression féconde ou évolution fertile ? L'accès au pouvoir, via des urnes transparentes et probes, d'un islamisme polymorphe en Tunisie, au Maroc et en Egypte, remonte le souvenir du sociologue iconoclaste Lahouari Addi. Dans son pays, ce sociologue oranais avait été voué aux feux de la géhenne par des iconodoules éradicateurs lorsqu'il avait qualifié de «régression féconde» l'entrée au Parlement, finalement contrariée, des islamistes du FIS. L'idée de ce sacripant intellectuel, coupable de sacrilège, était pourtant simple. La régression féconde, c'est le processus par lequel l'utopie islamiste dépérirait au contact de l'exercice du pouvoir. Le génie de Lahouari Addi était d'avoir eu plus de bon sens que les génies politiques de l'époque. Il estimait que l'expérience d'un gouvernement FIS, respectant l'alternance électorale, aurait aidé les Algériens à réaliser que le discours religieux, aussi généreux et moralisateur soit-il, ne peut résoudre les problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Bref, la réalité aurait permis de dégonfler la baudruche en Kamiss. Le défi consistait alors à insérer les islamistes dans le jeu politique. Donc, à les rendre visibles, responsables et comptables devant les électeurs. Aujourd'hui, le Printemps arabe, suivi d'un automne islamiste éclos au fond des urnes, donne encore plus de sens, un peu plus de sel même, à la célèbre formule régression féconde, sensationnel oxymore politique. Mais en ces temps troubles, la formule valait prophétie de Nostradamus ou prédiction funeste de Cassandre. Nul n'est prophète en son pays, pas même un sociologue maudit ! Au-delà du péril islamiste, surestimé, et des peurs «vertes», instrumentalisées, la consécration électorale des islamistes d'Ennahda, du PJD, des Frères Musulmans et des partis salafistes Ennour et Wassat pose une question essentielle au cœur même de la formule de Lahouari Addi. L'islamisme peut-il mettre en œuvre la légitimité électorale ? Oui, si l'on doit considérer l'expérience turque ou la preuve par l'AKP. Le formidable succès de l'AKP au pouvoir dans la Turquie de Kemal Atatürk, démontre que la formule de Lahouari Addi est historiquement dépassée. En effet, grâce à l'AKP, on n'est plus dans la régression féconde mais dans une évolution politique, économique, sociale et culturelle fertile. Derrière l'AKP, modèle fétiche d'Ennahda en Tunisie et du PJD, son homonyme marocain, se profile un islamisme gestionnaire, un islamisme de gouvernement protéiforme. En Turquie, comme en Tunisie, au Maroc et en Egypte et, demain, en Libye ou ailleurs dans le monde arabe, l'islamisme passe du sacré au profane. Il quitte le tapis de prière et le magistère de la parole, fusse-t-elle d'essence divine. Dans tous ces cas, l'islamisme au gouvernement, seul ou en association avec d'autres forces, est le résultat logique d'une demande massive de redéfinition d'un nouveau champ politique moderne. Demande impérieuse de plus de transparence et de moralisation de la vie publique. De lutte contre la corruption et l'impéritie de régimes nationalistes et autoritaires. De partage du pouvoir et des richesses et, enfin, d'élections réellement libres. Dans tous ces pays, l'islamisme est confronté à la réalité locale et à la complexité du monde. Ses hiérarques et ses hérauts savent que leurs discours hiératiques d'anciens opposants ne peuvent constituer des programmes pragmatiques. Ils savent que les musulmans, comme l'a dit un certain Houari Boumediène, voudraient bien aller au paradis, mais le ventre plein et l'hédonisme en plus. A l'exception de quelques hurluberlus à la barbe hirsute des partis Ennour et Wassat d'Egypte, qui pensent encore que la planète a la forme du mont de Vénus, les Frères Musulmans et leurs frères d'Ennahda et du PJD, comme hier ceux de l'AKP, sont des professionnels de la politique. Leur culture politique et leur sens de la communication sont affutés par de longues années de pratique de la prédication religieuse et du travail social. Au plus près des gens. Ce sont des partis pragmatiques. Ils sont à l'image de leurs sociétés. Des partis qui, à l'exception de l'AKP, ne vont pas gouverner seuls. Des partis qui vont devoir faire alliance avec des forces séculières, sachant que le dénominateur commun ne pourra pas être religieux. Des partis qui devront, par-dessus tout, respecter la Constitution, à l'élaboration de laquelle ils auront beaucoup contribué. Des partis islamistes dans des Etats arabes où l'Islam est religion d'Etat. Où la charia est déjà la source principale de la législation, cohabitant le plus souvent avec le droit napoléonien, à l'exception du Soudan du Nord et de l'Arabie Saoudite. Des pays où les islamistes sont sociologiquement et politiquement, peu ou prou, minoritaires. Même si leurs partis, mieux organisés, mobilisent plus efficacement que leurs adversaires. Dans des pays où existent une forte vigilance populaire comme en Tunisie ou une monarchie de droit divin et indiscutée comme au Maroc, les islamistes seront forcés d'apprendre le pluralisme, la négociation, la coalition et le compromis. Sous la loupe du reste du monde. Au pied du mur, ils sont désormais. Et ils savent mieux que les autres que le Ciel, même s'il est au bout de la prière, ne pleut pas de l'or ou de l'argent. Comme quoi, un islamiste est un politique comme un autre, même s'il a une barbe de taliban et, avec Eve, un problème éternel. N. K.