Tiens, il a fallu donc que Si Abdelhamid Mehri cesse de respirer pour que les gazettes et les louangeurs de la vingt-cinquième heure découvrent qu'il fut homme de probité et de dignité. En fin de compte, digne de lui-même, lui qui de toute sa vie n'a jamais tendu la sébile à qui que ce soit, surtout pas l'aumône aux puissants du moment. Egal à lui-même dans l'épreuve, il se saigna aux quatre veines pour soigner la compagne de sa vie à l'étranger. L'acte est ordinaire chez un homme de sa trempe et de sa moralité. Ce qui l'est beaucoup moins, en revanche, c'est le fait de le priver d'un droit inaliénable, même symbolique, celui de voyager sans subir les contraintes ordinaires du voyage ordinaire à l'étranger. Il s'agit en fait du passeport diplomatique que le gouvernement d'Ahmed Ouyahia, inspiré par des muses divines, lui a refusé en 1997. Ce geste était digne du pouvoir mais indigne de Si Abdelhamid Mehri, qui en avait le droit, en vertu de sa stature de militant historique et de serviteur de l'Algérie. Conformément à la loi et en sa qualité de membre du CNRA, du CCE, du GPRA et d'ambassadeur de la RADP, il en avait pleinement le droit. Au refus qui refusait de dire son nom, le ministère des Affaires étrangères ajouta le mépris par le silence. Avec son exquise courtoisie et sa pudeur toute diplomatique, Si Abdelhamid, qui avait aussi un délicieux sens de la litote, qualifia la «non-réponse» du MAE algérien de «jugement de valeur dangereux». Ce jugement de valeur pernicieux avait finalement un sens : c'était l'expression d'une punition que le régime voulait infliger à Si Abdelhamid pour sa contribution décisive à l'élaboration du Contrat de Rome. Ce contrat politique avait contraint les islamistes à quitter le terrain du sacré pour la politique et à refuser l'usage de la violence comme moyen exclusif d'accès et de maintien au pouvoir. Par la bouche d'Ahmed Attaf, son serviteur à la tête de la diplomatie, le pouvoir avait alors rejeté l'offre de paix inédite de forces séculières et religieuses algériennes, «globalement et dans le détail». Détail pas si important que ça mais très symbolique, la privation de Si Abdelhamid Mehri d'un document de voyage qui lui aurait facilité la vie au moment où il en avait tant besoin, est significatif de cette propension d'un régime non démocratique –Si Abdelhamid aurait peut-être apprécié la litote – à humilier ses opposants et ses critiques même les plus constructifs, voire également ses soutiens critiques. Les exemples n'en manquent pas. Entre autres, Si Brahim Hachani, père d'un certain Abdelkader. Ce monsieur est un militant de la première heure du PPA-MTLD, bras droit de Zighoud Youcef, premier SG de l'ONM et papa de Boubekeur, premier chahid de la guerre des Sables avec le Maroc. En raison des engagements politiques, islamistes dirait-on, d'un de ses fils, Si Brahim Hachani avait été astreint à demeure, une voiture banalisée des structures vigilantes (autre litote) du régime surveillant devant l'entrée de son immeuble algérois les allées et venues. Mais en ces temps de peur, les visiteurs ne se bousculaient pas au portillon. à deux exceptions près, deux vieux compagnons de route fidèles : Si Abdelhamid Mehri et un certain Mohamed Chérif Messaâdia. Autre exemple de la puissance organisée du rabaissement, un homme moins illustre et très peu connu du grand public, le défunt commandant Abdelkader Bendahmène, premier et unique aide de camp militaire d'un chef d'Etat algérien. Ce brillant officier, naguère proche de Mostefa Benloucif, alors premier d'entre ses pairs militaires, forma au MDN un cabinet d'élite composé de jeunes officiers excellemment formés. Il mit en place de la matière grise chargée de produire du sens et de l'intelligence pour le patron de l'armée. Ce fils de bonne famille, qui accéda au premier cercle du président Chadli Bendjedid, payera le coût fort de sa loyauté à Mostefa Benloucif. Au prix d'une résidence surveillée, d'une radiation des effectifs de l'ANP et d'une privation absolue de ressources. Son mentor, lui, payera autrement le prix de l'influence politique acquise à la tête de l'armée. Quelques années de prison à la suite d'un procès expéditif pour détournements de deniers et de biens publics. Le jour de son enterrement, comme une sournoise humiliation, au carré des martyrs du cimetière algérois d'El Alia, le lecteur de son oraison funèbre dira qu'il «est parti à un moment où le pays avait impérativement besoin de lui». Dans le registre de l'avanie et de l'avilissement, il y a aussi l'exemple politique de Kamel Abencerages, alias Ferhat Abbas. L'homme du Manifeste du peuple algérien, président du GPRA et libéral politique visionnaire, avait subi l'humiliation de la résidence surveillée stricte sous Ben Bella et Boumediène. Déjà, avant, sous la colonisation, à Tabelbala, sur les ordres du général de Gaulle. Peut-être, par humour grinçant ou par souci d'amendement, le régime, que Ferhat Abbas appelait à se démocratiser, le décora, en sa résidence surveillée, chez lui à Kouba, de la médaille du résistant. Ultime humiliation, humiliation raffinée. Des humiliations, il y en a d'autres dans une longue liste où l'on peut compter également Benyoucef Benkhedda, autre président du GPRA, lui aussi assigné à résidence. Dans l'Algérie de la fierté et de la dignité, comme le clamait un célèbre slogan électoral, il y a des milliers d'Algériens, qui comme les plus connus d'entre eux ont fait leur une objurgation poétique d'El Mutanabbi. Le barde guerrier disait : «Va quérir la dignité en enfer s'il le faut. Et refuse l'humiliation même au paradis». N. K.