Pour paraphraser Benjamin Stora, on dirait qu'en France, particulièrement en région Provence-Alpes-Côte d'Azur, terre de réimplantation des rapatriés d'Algérie, c'est, aujourd'hui comme hier, la gangrène et l'oubli. Les mémoires sont encore à vif. Les plaies béantes et les esprits chagrins. Cinquante ans après l'Indépendance, ils sont toujours d'une intolérance obtuse, obsessionnelle. Chassez le refoulé colonial, l'impensé raciste et le non-dit xénophobe, ils reviennent au triple galop. Aujourd'hui, à la faveur de colloques sur le cinquantenaire de l'indépendance. C'est le cas à Marseille. Et, il y a quelques semaines, à Nîmes et Nice, dans le Gard, le Languedoc-Roussillon et les Alpes maritimes. Dans tous les cas, des «nostalgériques», des blessés de la mémoire, des lobbies du souvenir, des damnés de l'Histoire, des anciens criminels de l'OAS et des professionnels de la politique, proches de la majorité sortante et du FN, ont montré que le passé ne passe toujours pas. Partout, ils se sont opposés à l'organisation de débats français ou d'échanges franco-algériens. S'est exprimé, ici ou là, un refus récurrent de regards croisés sur l'histoire coloniale, de regards apaisés sur la mémoire commune et les mémoires séparées. On le voit donc, l'indépendance de l'Algérie, acquise dans les désordres d'une fin de guerre chaotique, est une idée qui n'a pas encore infusé dans les cœurs et les esprits. Décidément, la guerre d'Algérie et la colonisation française sont un passé très présent. Constat d'actualité, cinquante après, nous sommes encore en présence de mémoires en conflit et nous vivons toujours des conflits de mémoires inconciliables. Peut-être même irréconciliables, en dépit de l'œuvre du temps, car les mémoires passionnelles se transmettent. A Marseille, à l'occasion de débats publics organisés par le magazine Marianne, avec le concours de France Inter et du quotidien El-Khabar, des Algériens et des Français, face à face, en table ronde ou en conférences de presse, ont accepté de parler sans que leurs propos relèvent de mémoires conflictuelles, fiévreuses ou crispées. Historiens, politiques, journalistes, acteurs de la guerre, philosophes, artistes, députés, anciens ministres et ex-chefs de gouvernement, économistes ou encore des militaires en retraite ou en activité, sont venus témoigner de l'impossible oubli. Mais il a fallu compter sans les professionnels de l'amnésie qui ressentent encore la perte de l'Algérie comme une blessure narcissique. Une profonde meurtrissure infligée au nationalisme français, après le gigantesque traumatisme militaire de Dien Biên Phu. Les débats de Marseille et les récriminations, protestations, admonestations et obstructions exprimées par le front d'opposition mémorielle en question, ont montré à quel point le passé colonial imprime la politique du jour, surtout dans le contexte électoral de la présidentielle française. Il a fallu alors que le SG du FLN Abdelaziz Belkhadem et le candidat du PS à l'Elysée s'interrogent, de manière croisée, sur une histoire commune en Méditerranée, pour que se déploient les passions nostalgiques. Pour que se déchaînent les ressentiments et affluent les conjectures sur une préférence officielle algérienne pour François Hollande. Le statut gouvernemental de Belkhadem et sa stature de présidentiable en Algérie, ont certes encouragé ceux qui veulent croire que Nicolas Sarkozy, plus proche du discours du front nostalgique du refus mémoriel, est moins bien vu en Algérie que son concurrent socialiste. L'ancien Premier secrétaire du PS est, il est vrai, plus souple sur la question du fait colonial et plus critique à propos des crimes de la colonisation. Ce fut assez pour que les débatteurs français, pourtant d'horizons divers, soient traités de «collabos du FLN», le mot étant négativement connoté et renvoie à une sombre période de l'histoire contemporaine de la France. Ces doctrinaires sectaires de la mémoire coloniale, qui ont tenté d'empêcher la bonne tenue des débats, n'ont apparemment vu que la table réunissant Belkhadem et Hollande. Ils ont feint d'ignorer que les discussions au programme général étaient contradictoires. Des sujets comme la guerre au sein du FLN, les occultations mémorielles algériennes, la torture pratiquée par l'armée française, les bombes du FLN à Alger, la bataille des archives et les ratés de l'indépendance algérienne, ont dominé les débats. L'ombre de Camus, partisan d'une paix qui n'aurait pas été celle des colons ni celle du FLN, décrié à Paris comme à Alger, cinquante ans après les Accords d'Evian, a également plané sur les échanges au Théâtre de La Criée. A Marseille, les activistes de la guerre des mémoires et leurs caisses de résonnance à l'UMP, à sa droite et à son extrême-droite, n'ont pas gagné la partie, car ils n'ont pas pu empêcher les premiers vrais débats entre Français et Algériens. C'est déjà une bonne nouvelle pour l'avenir. Reste à construire, de part et d'autre, un récit national qui intègre les deux mémoires algérienne et française, débarrassées des rituels commémoratifs, des fantasmes, des stéréotypes, des préjugés, des présupposés et des envies, toujours tenaces, de régler les comptes mémoriels. A défaut d'inventer une amitié franco-algérienne qu'on aurait scellée par un quelconque traité, Français et Algériens, liés par le sang versé, le sang mêlé et les intérêts stratégiques, notamment les générations de l'Indépendance, travailleraient, de manière pragmatique, à une coopération stratégique, à caractère amical. Comme celle qui cimente l'axe franco-allemand. N.K.