Photo : Sahel Entretien réalisé par Amel Bouakba LA TRIBUNE : Selon l'OMS, le tabac tue près de 15 000 personnes par jour, et la majorité des fumeurs deviennent des consommateurs de tabac bien avant l'âge de 21 ans. Qu'en est-il en Algérie ? Dr Ameur Soltane : le tabagisme a pris ces dernières années une ampleur démesurée dans notre pays… il est d'autant plus dangereux, et les enquêtes révèlent que ce phénomène touche de plus en plus de jeunes Algériens. Selon l'OMS, 25% des fumeurs fument leur première cigarette avant leur 10e anniversaire, ce qui explique le slogan «une jeunesse libérée du tabac» choisi cette année pour célébrer la Journée mondiale antitabac. Dans notre pays, les différentes enquêtes et études menées jusqu'à maintenant révèlent que la prévalence du tabagisme est en train d'atteindre quasiment le même taux enregistré dans les pays développés, (une prévalence qui dépasserait les 20%). C'est énorme. Les données les plus récentes donnent, en effet, un fort accroissement dans les catégories des plus jeunes, essentiellement les 10-14 ans. C'est pourquoi l'OMS veut attirer l'attention du public sur l'impact de la consommation de tabac sur la santé publique, avec l'objectif de réduire la dépendance individuelle au tabac dans le monde en encourageant les jeunes à cesser de s'empoisonner et d'empoisonner la vie des autres. Il est scientifiquement prouvé, aujourd'hui, que fumer est la première cause du cancer du poumon… Le tabac n'est plus considéré comme un facteur de risque, mais comme un facteur étiologique dans les cancers du poumon, parce que sa responsabilité directe dans leur genèse est scientifiquement démontrée, ainsi, 90% de ces cancers surviennent chez des fumeurs, avec un pronostic effroyable, puisque, même dans les pays dotés des plateaux techniques et de moyens financiers, environ 80% des personnes atteintes meurent dans les 5 ans qui suivent le diagnostic, car, dans ces pays, seulement 25 à 30% des patients subissent une chirurgie. Or, le seul traitement valide pour la guérison est la chirurgie, lorsqu'elle est carcinologique. C'est dire le chemin qu'il nous reste à parcourir ! Pour le moment, l'ensemble des cancers sont responsables du décès d'environ 17 000 Algériens par an ; or, pour l'OMS, 40% de morts par cancer sont dues au tabac. Certes, le cancer du poumon est le plus fréquent, mais il ne faut pas oublier qu'il peut être à l'origine d'autres cancers : vessie, œsophage, ORL, sang… Parmi les campagnes menées pour lutter contre le tabagisme dans le milieu scolaire, le projet «Classes sans tabac» inspiré d'un projet européen de prévention du tabagisme, intitulé au niveau international «Smoke Free Class». Qu'en pensez-vous ? J'estime que ce projet est très important. C'est une expérience qui gagnerait à être généralisée, au même titre qu'il faudrait penser à mettre en place des espaces non fumeurs dans les entreprises, et c'est ce qu'on a fait l'année dernière à Blida. Aujourd'hui, si on veut faire quelque chose de sérieux pour s'attaquer au fléau du tabagisme, il nous faut une base de données valide et reconnue internationalement. Je salue, dans ce sens, le travail de certains spécialistes, qui font un travail sérieux et des études solides. Je citerais les travaux de référence réalisés par les professeurs Skander et Larbaoui (dès le début des années 80, des pionniers de la lutte contre le tabagisme en Algérie). Le professeur Zidouni, ex-directeur de l'INSP, le Pr Zoughailach de Constantine, de même que le Pr Hamdi Cherif de Sétif pour ses travaux sur le sevrage tabagique à l'échelle de la société et sur la formation de professionnels du sevrage que sont les médecins ou les relais d'information. Je n'oublie pas, en outre, le Dr Atek Abdelmadjid et l'équipe de l'INSP pour l'admirable enquête Tahina sur les facteurs de risque, mais aussi le Pr Rezkallah Baghdad (Oran) dans les milieux du travail, et beaucoup d'autres souvent anonymes, inconnus du grand public, lesquels ont puissamment aidé au décollage de la lutte antitabac en Algérie, parmi eux, je ne saurais oublier les Pr Dekkar Nourredine, Grangaud Jean-Paul et Haouicha Houriat. Beaucoup de travail reste à faire dans le domaine épidémiologique pour mieux cerner le phénomène du tabagisme qui touche des millions d'individus dans notre pays et qui ne saurait, en aucun cas, se résumer à un problème uniquement médical, sous peine de passer à côté de l'essentiel. Le tabac est un phénomène de société, qui doit être pris à bras-le-corps par tous les segments de la société et non uniquement par l'Etat… Qu'en est-il de la législation antitabac, et pourquoi n'est-elle pas appliquée dans notre pays ? On continue à fumer dans les lieux publics, même les hôpitaux ne sont pas épargnés… L'Algérie a ratifié depuis deux ans la convention-cadre de l'OMS, il y a beaucoup d'articles qui réglementent l'usage du tabac dans les lieux publics. De ce point de vue, l'Algérie est en avance par rapport aux autres pays, mais l'application des lois sur le terrain pose problème. Toutefois, on ne peut rien faire sans l'engagement de la société civile. J'estime que toutes les organisations, qui ne sont ni financières ni politiques, doivent se mobiliser dans la bataille antitabac. Par exemple, les associations des parents d'élèves devraient s'inquiéter de ce phénomène, lequel touche de plus en plus les enfants dans les écoles, c'est pourquoi elles doivent s'engager dans les campagnes de lutte antitabac. Il faut savoir que celles-ci n'auraient jamais avancé sans la mobilisation de la société civile. On n'aurait jamais pu avoir dans le monde une convention-cadre antitabac si pertinente sans la mobilisation de la communauté internationale. Quelle riposte efficace face à une industrie du tabac aussi puissante ? L'industrie du tabac a, en effet, une puissance extraordinaire. Les Etats sont intéressés par le gain à court terme que peut leur procurer l'industrie du tabac. On ne peut faire reculer les appétits des requins producteurs de tabac sans la mobilisation de la société civile, comme cela s'est passé dans certains pays occidentaux. Nous avons, certes, une industrie du tabac embryonnaire par rapport à d'autres pays, mais, aujourd'hui, il faut s'attendre à ce que, avec un baril de pétrole à 150 dollars, tous les requins internationaux de l'industrie du tabac débarquent en Algérie. Une situation qui rendra encore plus complexe le contrôle de la commercialisation du tabac, lequel, pour le moment, ne semble être infesté que par la contrebande, qui serait, d'après l'OMS, favorisée par ces mêmes requins, preuve que ce sont les sociétés de tabac qui fournissent la contrebande du tabac. Que peut-on attendre du tabac en Algérie, certainement pas de gains financiers pour l'Etat, encore moins pour la société, par contre, on s'attendra, pour les 20 prochaines années, à des centaines de milliers de morts. L'Algérie est actuellement traversée par la mode de la shisha (narguilé). Pourtant ses méfaits sont encore plus graves que la cigarette… Effectivement, la shisha, connue au Moyen-Orient et chez nos voisins, commence à faire des adeptes en Algérie. A croire que nous n'avons rien trouvé de mieux que d'importer ce poison de chez nos voisins. Il faut savoir qu'elle est beaucoup plus dangereuse que la cigarette. Une session de narguilé représente environ l'équivalent de 40 cigarettes fumées (soit deux paquets de cigarettes). Les non-fumeurs, forcés d'inhaler la fumée de tabac («tabagisme passif»), sont, eux aussi, menacés dans leur santé... En effet, il est scientifiquement prouvé que vivre dans l'environnement des fumeurs augmente les risques d'attraper des maladies liées au tabac, particulièrement certains cancers. Cela est valable aussi pour les enfants en bas âge et le fœtus. Les fumeurs passifs côtoient généralement les grands fumeurs ou travaillent dans des lieux publics assaillis par les fumeurs. Il faudrait prendre des mesures pour protéger les non-fumeurs en milieu professionnel, en créant, notamment, de zones non-fumeurs dans les lieux de travail.