Irrésistiblement, les visites en Israël d'un écrivain algérien et d'un homme politique qui se définit avant et après tout comme Kabyle, entraînent la pensée vers le philosophe roumain Emil Cioran. Les séjours dans l'Etat hébreu de Boualem Sansal et de Ferhat Mhenni inspirent le souvenir de l'auteur du «Précis de décomposition», de «La tentation d'exister», du «Bréviaire du vaincu» et de «La chute dans le temps». Si comme Cioran, Boualem et Ferhat avaient été confrontés à la «pensée de la lucidité et du reniement permanent», et médité comme lui sur «l'illusion vitale», ils auraient su que «n'a de convictions que celui qui n'a rien approfondi». Et, toujours éclairés par Cioran, ils se seraient probablement convaincus que «la lâcheté rend subtil». Grâce à lui encore, ils se seraient persuadés que «l'homme libre ne s'embarrasse de rien, même pas de l'honneur». Peut-être, oui peut-être, ils auraient lu, comme dans un miroir, l'hypothèse de Cioran énonçant que «si l'on pouvait se voir avec les yeux des autres, on disparaitrait sur le champ». Alors, regardons leur geste avec les yeux de Palestiniens que nous ne sommes pas mais que nous pouvons être, par principe. Des palestiniens qui, après avoir lu le même Cioran auraient demandé aux Algériens Boualem et Ferhat si c'est «le besoin de remords qui précède le mal, qui le crée ?» A cette question, nos deux libres transgresseurs de «tabous arabes», selon l'expression d'un journal parisien et pharisien, ne peuvent se dérober. D'abord Boualem Sansal, auteur désormais distingué en France, en Allemagne et en Israël, du «Village de l'Allemand» et de «Rue Darwin». L'écrivain, est, par définition, un homme libre et un libre penseur. Il est libre de ses choix sans pour autant faire l'économie de leurs multiples implications. Car il est lui-même un symbole, porteur de symboles et ne faisant et ne disant rien qui ne soit pas de l'ordre du symbolique. Présent au Mishkenot Sha'ananim, le Festival international des écrivains de Jérusalem, le romancier ne pouvait ignorer que l'invitation qui lui était adressée était symbolique de ce que les Israéliens voulaient tirer comme avantages du symbole. A aucun moment, l'écrivain, qui a toujours mis son talent au service du courage de pourfendre l'autoritarisme et l'islamisme dans son pays, n'a dit un mot, aussi symbolique soit-il, sur les Palestiniens. Peut-être que les murs de l'apartheid, érigés par l'intransigeance idéologique, l'arrogance militaire et l'intolérance religieuse israéliennes sont trop épais. Tellement consistants que l'écrivain n'a pas entendu les cris de douleur et de désespoir d'un peuple reclus dans des ghettos territoriaux et assignés à résidence, la vie durant ? Partout où l'écrivain symbolique est passé en Israël, notamment au célèbre café-librairie Tmol Shilshom de Jérusalem, pas un mot de lui sur le déni permanent du droit élémentaire du peuple palestinien à vivre dans un Etat souverain et viable. Un Etat dans des frontières reconnues et sûres, qui ne ressemble pas à la peau de léopard taillée à la serpe par une politique de colonisation intensive et expansive. Pourtant, c'est Boualem Sansal lui-même, dans «Rue Darwin», qui a écrit : «Je découvrais que les grands criminels ne se contentent pas de tuer comme ils s'y emploient tout au long de leur règne ; ils aiment aussi se donner des raisons pressantes de tuer : elles font de leurs victimes des coupables qui méritent leur châtiment.» A Jérusalem, l'écrivain algérien, et c'est tout un symbole, ne l'a pas répété, mêmes avec d'autres mots. Primo Levi, l'auteur de «La recherche des racines» et du «Fabricant de miroirs», l'aurait «considéré comme un ami», a dit de Sansal un de ses interlocuteurs israéliens. Ariel Sharon est certes dans le coma éternel, mais il n'est pas encore mort. Boualem Sansal l'a oublié. L'autre visiteur d'Israël, même si la symbolique de son séjour en terre sainte est différente, a, lui aussi, oublié le symbole Sharon. Ferhat Mhenni, président du mouvement séparatiste MAK, chef de l'ANAVAD, le gouvernement provisoire de la Kabylie, non encore reconnu, s'est rendu en Israël, à l'invitation d'un dirigeant de premier plan du Likoud. Parti symbolique, allié à l'extrême-droite religieuse qui veut pousser les murs de séparation jusqu'à la mer et au désert du Sinaï. Les dirigeants israéliens, qui connaissent la valeur des symboles liés au mont Sion, Théodore Herzl et Eretz Israël, ont vu en Ferhat Mhenni un symbole. Il est le premier Algérien à souhaiter l'installation d'une ambassade israélienne en Algérie, même si, dans un futur hypothétique, elle serait ouverte à Tizi Ouzou ou à Bgayet. Les idéologues du Likoud, encore un symbole, n'ignoraient rien de l'attachement que porte Ferhat Mhenni à son appartenance tribale. Précisément, aux Ath Ugshaâlal, une des quatre tribus kabyles supposées avoir des liens séculaires avec le judaïsme, présent en Algérie depuis plus de 2000 ans ! Certes, en 2011, l'ancien chanteur engagé d'Imazighen Imoula, s'est prononcé en faveur d'un Etat palestinien. Mais pour un Etat palestinien qui n'aurait pas forcément une viabilité territoriale et qui aurait cependant l'obligation de reconnaître Israël comme «l'Etat du peuple juif». Ferhat, aujourd'hui à la tête d'un gouvernement virtuel kabyle, doté d'un drapeau et d'un «hymne national», considère le régime algérien comme un occupant qui opprime la Kabylie. En revanche, il ne voit pas dans l'Etat colonial et confessionnel d'Israël l'occupant qui opprime le peuple palestinien depuis la grande naqba de 1948. Peut-être que si Mhenni avait lu ou relu Cioran, il aurait compris qu' «une civilisation débute par le mythe et finit par le doute.» Et que «tout désespoir est un ultimatum à Dieu.» Le mythe, c'est celui du sionisme. Le désespoir, celui du peuple palestinien. N. K.