Retour de l'Etat et retour à la nation ? Dans les démocraties les plus avancées, les économies libérales où dominaient l'idéologie et l'économie d'un marché démiurge, ces deux concepts sont aujourd'hui brandis comme boucliers, remèdes et, pour l'Etat, comme sauveur de la dernière chance. Une forme de repli sur soi ou sur une communauté plus large (l'Europe, l'Asie, une partie de l'Amérique latine par exemple) se manifeste, orchestrée par les pouvoirs publics. Ces derniers, à travers la représentation nationale dans son versant majoritaire, des gouvernements font tout pour susciter un consensus national, une sorte de «réconciliation nationale» non pas autour du pouvoir ou à son accession, mais pour résister à la crise financière, économique et sauver les économies européennes et un modèle de société. Le front national envisagé est provisoire. Ce qui se passe en Europe et même en Amérique peut être réalisé, pour une part, sur une période limitée au-delà de laquelle les combats politiques pacifiques retrouveront leurs droits, leur légitimité, parce que personne ne pense dans ces contrées à la formation d'un parti et d'un syndicat uniques, d'une pensée unique tournée sur elle-même. Un consensus a minima est possible chez eux parce que des fondamentaux, des repères, des mémoires collectives, des ancrages construits dans la diversité existent et vivent en Espagne, en France, en Angleterre, en Italie, au Portugal. Il est donc moins compliqué d'actionner le soutien de l'Etat et de faire appel à la nation dans ce qu'elle a de dynamique, de moderne, de conforme au millénaire et à ses objectifs. La crise sanglante traversée par l'Algérie durant une décennie a sérieusement ébranlé des fondements, des repères devenus fragiles car leur confortement et même leur mise à niveau avec les évolutions du monde ont été occultés. A leur place, de nombreuses fractures ont généré, surtout avec la décennie rouge, des repaires où se trafiquent l'histoire, la religion, la relation à l'Etat, à la nation… Dans ces repaires, on construit le procès de l'Etat et de la nation, à coups de milliards, de morts et de sabotages. Les courants islamistes dominés par l'ex-FIS rêvaient pour l'Algérie d'une place au cœur d'une internationale gouvernée par la fatwa, le charlatanisme, le retour forcé des femmes aux statuts de génitrices et de cuisinières. Ces courants, ne l'oublions pas, n'ont pas désarmé et ont pignon sur la société. Il s'agit de façon structurelle de mémoire, d'identité et d'une vision de l'avenir. A ce niveau-là, les rapports entre l'Algérie et la France sont emblématiques et fort exemplaires. Et comme il faut désigner un chat par le nom chat, il s'agit du colonialisme pour lequel il est extrêmement difficile de trouver des «effets positifs». Face au passé colonial, ici on a exigé, dans la foulée d'un traité d'amitié discuté plus ou moins du temps du président Chirac, que la France fasse acte de repentance. C'est assurément avoir de l'humour s'agissant d'une république laïque, à partir d'un sentiment légitime devant l'analyse des méfaits sans nom du système colonial. Dans la problématique coloniale, celle des guerres mondiales et d'autres circonscrites géographiquement, les agresseurs, les envahisseurs, les «méchants» ont réagi et réagissent dans le désordre et chacun selon sa propre histoire, son opinion publique et ses intérêts en fonction de la conjoncture politique du moment. Mais pour la France, les liens avec l'Algérie et d'autres pays ex-colonisés par elle sont anciens, forts et structurants dans certains cas. La prégnance de la langue, de la culture et des médias français dans beaucoup de pays qui ont en commun la colonisation en plus des secteurs dans la finance, de l'économie et du facteur humain, impose au pays de V. Hugo des gestes en direction de ces pays. Le président Bouteflika qui dirige un pays qui a été colonisé n'a pas fait montre, au nom de son passé anticolonial, de récriminations hors contexte qui auraient été décryptées comme des concessions faites à des groupes de pression dont les composantes n'ont pas toutes pris les armes ou risqué leur vie. Sa présence, valorisante, à des sommets de la francophonie répond à l'esprit de tolérance, de générosité du peuple algérien. De son côté, le peuple français recèle les mêmes qualités, et une partie de sa fine fleur intellectuelle, religieuse et artistique a soutenu la guerre de libération nationale, se souvenant que des colonisés avaient donné leur vie pour libérer la France du nazisme. L'essentiel du chemin a donc été parcouru. L'autre versant concerne la mémoire algérienne, ici et maintenant. Au plan culturel et mémoriel, il y a des archives écrites, photographiques et filmées qui sont encore en France. Ces archives sont une partie de notre mémoire, de notre histoire si mouvementée. Elles sont des fondements, parfois méconnus par la jeunesse et qui peuvent contribuer à faire barrage à tous les intégrismes désormais exportables, transnationaux. Dès l'indépendance, l'Algérie qui devait recomposer son histoire a laissé, au plan politique, s'écrire une histoire sous la dictée du politique. L'épopée a été détournée pour servir de vade-mecum à la prise du pouvoir et à l'embrigadement de la société au plan symbolique par une «famille» et ses descendants. On a tripoté le regard qu'il fallait scientifique, y compris sur les crimes du colonialisme, peut-être pour brouiller une juste appréciation du phénomène colonial. Ce qui fait qu'un simple imam, sûrement de très loin de l'histoire et des historiens, sorte de son rôle pour disserter sur la révolution, les martyrs… Les ex-colonisés eux-mêmes ont des postures différentes sur le colonialisme, faute de projet ou d'une structure commune, pour ne considérer que le Maghreb. «C'est ainsi, par exemple, que Lyautey, artisan de la colonisation du Maroc, est désormais un marabout dont les Marocains honorent la tombe en Alsace, tandis que Michelet, gloire républicaine innocente de toute action coloniale, a perdu sa rue à Alger (1).» La majorité écrasante de la production filmique nationale est déposée en France dans les laboratoires, à travers les négatifs, donc le support essentiel pour avoir accès à des copies neuves. Il est très bon à l'heure actuelle que cette mémoire reste où elle est, de par sa conservation qui est une rente pour les laboratoires qui ont en dépôt ces négatifs. L'entrepositaire où qu'il se trouve (France–Italie) prétend à une rémunération qu'il faudra bien verser le jour où l'Algérie décidera de rapatrier cette mémoire. Elle ne pourra le faire que lorsque toutes les conditions techniques seront réunies pour que les négatifs soient aussi bien conservés sinon mieux que là où ils sont. «La création d'un entrepôt pour le cinéma historique date de 1898» en France. Un exemple : où trouver en Algérie une copie neuve (sous cellophane) de Tahia ya Didou, le Vent des Aurès, le Festival panafricain de W. Klein ? Nulle part. Les films aussi deviennent une mémoire et doivent être conservés selon des techniques, des procédés, une température au même titre que les négatifs. Il suffit de visiter tous les espaces dans le pays où se trouvent des films pour se rendre compte que le pays est loin, très loin d'atteindre les normes respectées dans le monde pour la qualité des entrepôts de films, de négatifs. Et il ne s'agit pas d'évoquer les laboratoires de pointe et leurs personnels pour le tirage de copies, la restauration de négatifs abîmés, etc. L'histoire, la mémoire, les archives, les repères et l'ensemble qui structurent les fondamentaux symboliques divers d'une société doivent être absolument soustraits aux manipulations politiques, à tous les clergés et hommes de religion… Novembre pour l'Algérie est assurément une date fondatrice et un fondement à forte charge symbolique, politique, idéologique. Comment le soustraire aux appareils et le restituer à la société qui saura le rendre opératoire, festif, générateur de solidarités, loin de la morosité et des postures rentières ? Une vieille question encore sans réponse.