L'Algérie a entamé sa transition vers le système de marché dans des conditions peu favorables à la conduite d'aussi importants changements systémiques. Le colloque sur la problématique de la transition en Algérie et en Russie, organisé par l'Association algérienne pour le développement de la recherche en sciences sociales (Aadress) les 30 et 31 janvier dernier à la Bibliothèque nationale du Hamma, a, de l'avis de nombreux participants, tenu ses promesses de par la diversité des thèmes abordés par les conférenciers et la qualité des débats qui les ont suivis. Parmi les nombreux assistants – un record de participation selon un des organisateurs – se trouvaient d'anciens chefs de gouvernement, d'ex-ministres, d'anciens généraux, des membres du corps diplomatique, des représentants de la société civile et, bien entendu, de nombreux chercheurs et universitaires. Il faut dire que la thématique de la transition abordée est d'une extrême sensibilité tant elle suscite des interrogations chez tous les Algériens qui en subissent les conséquences, même si la manière de les formuler diffère d'une catégorie sociale à l'autre. L'opportunité de comparer ce qui se passe dans notre pays depuis le lancement en 1988 des réformes économiques et sociales avec ce qu'ont vécu les Russes, qui ont entamé leur transition à l'économie de marché à peu près à la même période, peut effectivement aider à expliquer pourquoi les Russes, pourtant confrontés à un faisceau de problèmes autrement plus importants que les nôtres, ont beaucoup mieux avancé dans la mise en place du système de marché. Pour de nombreux intervenants, la tendance des gouvernants algériens à ne pas mener à terme les projets de transition qu'ils annoncent n'est pas nouvelle puisque la transition au socialisme engagée dans les années 1960 et 1970 a été abandonnée dès le début des années 1980, avant même qu'elle n'ait abouti. Il n'y a aucune raison pour que la transition à l'économie de marché ne subisse pas le même sort. Le professeur Abdelmadjid Bouzidi a relevé dans son intervention de troublants signes d'abandon de l'option libérale pourtant fièrement affichée en 1999 par l'équipe au pouvoir qui objectait de faire table rase des archaïsmes hérités du système socialiste pour édifier une société résolument libérale. Sur le terrain, constate le Pr Bouzidi, la réalité est tout autre. Le pouvoir fort des excédents de recettes pétrolières n'a jamais été aussi présent dans l'économie à laquelle il a impulsé à coups de gros budgets une dynamique keynésienne beaucoup plus forte que celle mise en œuvre durant l'époque socialiste. Crise de légitimité Des velléités de retour au système de tutelle de l'administration centrale sur les entreprises sont signalées çà et là, et l'application est même entamée avec le retour des entreprises publiques de presse sous la tutelle du ministère de l'Information. Il faut dire, et cela a été mis en évidence par de nombreux intervenants, que l'Algérie a entamé sa transition vers le système de marché dans des conditions peu favorables à la conduite d'aussi importants changements systémiques. L'Etat chargé de piloter la transition a, effectivement, été considérablement affaibli par une crise de légitimité qui, du reste, a toutes les chances de perdurer tant le pouvoir en place n'a pas du tout l'intention de remédier à la situation. Sa capacité d'intervention a par ailleurs été considérablement réduite par l'interminable insécurité que subit le pays depuis plus de quinze années. Une situation qui a produit deux effets particulièrement désastreux sur le processus de transition, le premier étant l'interminable état d'urgence qui constitue un véritable blocage à la transition démocratique, le second, l'effet repoussoir exercé sur les investisseurs étrangers dont la présence massive aurait pu aider à faire avancer la transition vers l'économie de marché. Autant de facteurs défavorables que n'ont pas vécu, ou en tout cas à beaucoup moindre échelle, les Russes qui ont de ce fait mieux avancé que nous. Autre fait bloquant, revenant de façon récurrente aussi bien dans les conférences que dans les débats, l'absence de stratégie dans la conduite de la transition. On sait, disent en substance, les professeurs Bouzidi, Guerrid, Brahimi, Lagoune et Djabi, dans quelles conditions la transition a démarré notamment après les événements d'octobre 1988, mais on ne sait pas exactement où elle va et quel type de société on veut construire. Ce flou entretient la démobilisation autour du projet et empêche la fédération des énergies susceptibles de soutenir le projet de rupture systémique dont l'Algérie a pourtant besoin pour intégrer la division internationale du travail mais aussi pour construire un système politique moderne en totale rupture avec le modèle actuel. On relèvera enfin l'impact négatif, pour certains, mais une chance qu'il faudrait seulement savoir exploiter pour d'autres, de la rente pétrolière outrageusement dominante, qui bloque la transition au système libéral, notamment lorsque les pouvoirs autoritaires s'en emparent, pour retarder les réformes et maintenir à coups de coûteuses mesures populistes le système en place. Cela semble être le cas de l'Algérie où de gros budgets sont dépensés dans ce genre de mesures à l'approche des élections et dans une moindre mesure de la Russie, qui dispose pourtant d'une rente pétrolière autrement plus importante. De l'avis de nombreux conférenciers, y compris russes, que nous avons interrogés en marge du colloque, le pays de Tolstoï et de Dostoïevski a fait un chemin considérable en matière de transition vers l'économie de marché. Contrairement à l'Algérie où aucun des outils fondamentaux du système de marché n'existe (pas de marché des changes, pas de bourse des valeurs, pas de marché foncier, etc.), la Russie est parvenue à mettre en place pratiquement tous les instruments universels de l'économie de marché. Toutes ces avancées qui ont été effectuées en même temps que se restaurait l'autorité de l'Etat ont permis à la Russie de revenir dans la cour des grands de ce monde. Un retour du reste salué par de nombreux pays, notamment ceux qui entretenaient des relations étroites avec l'ex-URSS, mais aussi et surtout toutes les nations déçues par les effets pervers de la mondialisation qui ne verraient pas d'un mauvais œil leur alignement sur un pays fort autre que les USA. Mais pour ce faire, nous avait précisé il y a peu de temps l'ambassadeur d'un pays d'Amérique latine, il faudrait que la Russie affiche une idéologie résolument sociale, démocratique et anti-impérialiste. Un retour à la bipolarisation de la politique mondiale (USA-Russie) est-il inscrit dans le fil des événements qui se déroulent sous nos yeux ? Une thèse pour l'instant invérifiable, mais en faveur de laquelle sont d'ores et déjà acquis de nombreux politologues.