L'idée a germé après un débat sur radio Chaîne III au cours duquel des dames ont évoqué quelques anciens tadjines de la cuisine algéroise, avec des noms très suggestifs. Interrogées, de nombreuses jeunes femmes avoueront ne connaître pas même les noms de ces plats d'antan et n'en avoir jamais entendu parler. Quant à leur préparation, il ne faut pas y songer. Par associations d'idées, nous repensons à la gastronomie française inscrite, en 2010, au patrimoine de l'humanité, au même titre que le pain d'épices du nord de la Croatie et la cuisine traditionnelle mexicaine qui ont également décroché le label de l'Organisation des Nations unies pour la culture et l'éducation (Unesco). C'était la première fois que l'agence onusienne couronnait des gastronomies. Et ça a fait débat, particulièrement pour ce qui concernait la gastronomie française. Car, diront, à raison, les opposants à cette inscription, elle n'est pas plus méritoire que la cuisine thaïlandaise ou indienne. Sauf que la France a travaillé pour la préservation de sa gastronomie et a fait un véritable forcing pour sa consécration avec son inscription comme patrimoine culturel du monde entier, ce que n'ont pas fait les autres pays dont l'Algérie, pour la sauvegarde et encore moins pour l'inscription.Le fil de nos pensées, le jeûne aidant sans doute, nous mènera d'ailleurs vers une autre expression du génie culinaire algérien : les gâteaux traditionnels. Certes, ils sont toujours en course, au point même qu'ils sont arrivés dans les rayonnages des pâtisseries. Mais ils ont perdu en route leur identité, leur algérianité. Ils sont classés, en Algérie, pays du Maghreb, dans la famille des «Gâteaux orientaux», point cardinal opposé. Comment peut-on qualifier un gâteau qui s'appelle «Dziriyet» d'oriental ? De fil en aiguille on se rend compte que les tadjines et les gâteaux traditionnels ne sont pas les seules victimes de l'oubli et qu'ils sont menacés de disparaître purement et simplement. À l'exception de quelques genres musicaux (l'andalou, le malouf, le chaabi), toutes les expressions culturelles patrimoniales et identitaires de l'Algérie subissent le même sort. Des tenues vestimentaires traditionnelles qui caractérisaient chaque région du pays, on n'a gardé que quelques robes qu'on identifie d'ailleurs par le nom des régions où elles sont portées (kabyle, sétifienne, constantinoise, oranaise…). Les danses et les fêtes traditionnelles, qui étaient l'occasion de porter ces tenues, se sont également laisser éclipser par les nouvelles tendances, en danse et en habillement. Que dire alors de la poésie orale (le slam a été inventé il y a belle lurette) et des joutes oratoires dans ces halqates improvisées dans les souks, marchés hebdomadaires, qui se tenaient encore dans les années 1970 dans nos villages ? Dans ces halqates, on pouvait trouver un goual contant aventures et légendes, un apothicaire ou un troubadour déclamant un poème en l'honneur d'un personnage, d'une tribu ou d'un douar. Il arrivait qu'un autre poète se lève pour croiser le verbe avec lui et c'est à qui aura le dernier vers. Mais comme chaque village, en accord avec les bourgs alentours, avait son souk un jour défini de la semaine - d'où des villages qui ont pris le nom du jour de leur marché tel Souk el Had (marché du dimanche) et Souk el Thenine (marché du lundi), les versificateurs pouvaient se retrouver le lendemain ou le surlendemain sur la place d'un autre marché de la région, pour le plus grand plaisir de leurs fans, dont certains se déplaçaient pour suivre la tournée. Aujourd'hui, les marchés hebdomadaires d'antan ont disparu et avec eux les poètes-troubadours, les halqates et les joutes oratoires. Il ne reste plus que les étals de produits agricoles, la culture du ventre. De ces joutes oratoires, il ne reste plus que la halqa que le défunt Alloula a adapté, avec son goual, au théâtre, encore que même là, il s'en est trouvé des spécialistes qui sont allés chercher une paternité pour la halqa du côté du théâtre de la ronde ! Pourtant, il est aisé de sauvegarder toutes ces expressions patrimoniales. Des «préservateurs» de ces patrimoines devront, dans un cadre institutionnel ou à titre individuel, travailler à la formation d'une relève, comme le font les associations musicales, laquelle perpétuera le patrimoine hérité du passé commun. On peut encourager la création de restos-écoles qui ressusciteraient la cuisine traditionnelle, la relance des fêtes locales avec musique et costumes traditionnels, la renaissance des marchés d'antan sur les places publiques et dans les villages (l'expérience a déjà été menée ailleurs), la création d'ateliers de confection de tous ces ustensiles ménagers manufacturés, qui deviennent des produits artisanaux… Le tout est de prendre conscience de la valeur de ce que nous sommes en train de perdre et de faire ce qu'il faut pour éviter la disparition de notre patrimoine immatériel, identitaire, d'autant plus que les ministères (Culture, Tourisme, Emploi, Commerce,…) concernés ont les moyens d'apporter les changements et les solutions qu'il faut pour que l'Algérie garde ces pans de son identité que la poussière du temps est en train de recouvrir. H. G.