Si les Israéliens sont pragmatiques, les Américains sont mégalomanes. Cependant, ces derniers ont les moyens de leur mégalomanie. Les leaders du monde arabe et du monde musulman, sous-traitants de la politique américaine mise en place dans les années soixante, ont atteint leurs limites et leur seuil de compétence. Les bouleversements induits par l'éclatement du Pacte de Varsovie ont complètement modifié la nature des relations internationales et mis fin, de facto, aux fondements doctrinaux des alliances stratégiques prévalant pendant la guerre froide. D'une part, l'avènement de l'Union européenne constitue une menace pour l'hégémonie économique des Etats-Unis. Ce qui nécessite une riposte à la hauteur du défi sans pour autant provoquer un affrontement direct avec l'Union européenne. Le Royaume-Uni est, à ce titre, l'allié stratégique des Etats-Unis pour freiner les élans et les ambitions de l'Union européenne en ayant un pied dans l'Union et un pied dehors. D'autre part, l'éveil de la Chine menace sérieusement les acquis des Etats-Unis en menant une offensive aussi bien dans le monde musulman et arabe qu'en Afrique pour conquérir des marchés prometteurs. Le retour progressif de la Russie sur la scène internationale et la volonté de Moscou de briser l'unipolarisme né après 1992 nourrissent les craintes de Washington de perdre encore plus de terrain. D'où l'urgence de la réaction et de l'action. Si l'objectif stratégique pour les Etats-Unis est de préserver leur hégémonie économique et de s'assurer des ressources énergétiques pour les cinquante prochaines années, la tactique est de s'inventer un ennemi crédible pour justifier la mobilisation de son armada. Allié d'hier, ennemi d'aujourd'hui Ce n'est pas un hasard si l'Afghanistan est aujourd'hui le bourbier de l'Occident. Pendant les années quatre-vingt, l'Afghanistan a été le théâtre d'affrontement indirect entre le bloc de l'Est et l'Occident. Ce dernier, derrière les Etats-Unis, a utilisé les islamistes, toutes tendances confondues, comme chair à canon contre l'Armée rouge qui occupait l'Afghanistan. «Le Jihad» était alors soutenu par les chantres de la démocratie et Ben Laden était le héros des héros de la libération de l'Afghanistan. Les troupes islamistes transitaient par l'Europe pour trouver finances, armes et moyens logistiques, pour se rendre au Pakistan, notamment à Peshawar, véritable base arrière des «moudjahidine», où ils s'entraînaient sous la direction de spécialistes de la guérilla venus de pays occidentaux avant d'être envoyés au front, en Afghanistan. L'endoctrinement de ces éléments venus de tous les pays musulmans était confié au médersas pakistanaises encadrées par les plus radicaux des islamistes et par les services secrets pakistanais et américains. El Qaïda naquit dans ces espaces et dans ce contexte avec la bénédiction de l'Occident et de Washington. Après la déroute de l'Armée rouge et son retrait d'Afghanistan, la lutte pour le pouvoir allait déchirer, pendant des années, les différentes factions islamistes, présentes sur le terrain et ce, jusqu'à la prise du pouvoir par les Talibans avec l'aide des Etats-Unis. Entre temps, le bloc de l'Est éclate et Washington à la fois ravi et inquiet, devait tester l'irréversibilité du nouvel ordre mondial naissant. L'Irak qui était paradoxalement l'instrument de l'Occident contre l'Iran est tout désigné pour être l'ennemi à abattre. La première invasion de l'Irak a permis aux Etats-Unis de s'assurer à la fois de la neutralité des Russes et de la docilité des Arabes et des musulmans. Ce test ayant réussi, le projet du Grand Moyen-Orient (GMO) peut commencer d'autant plus que les islamistes, alliés des Américains en Afghanistan contre le péril rouge, commençaient à sortir leurs griffes et à gêner les projets américains. La destruction des statuts de Bouddha en Afghanistan étaient un beau prétexte pour en finir avec les Talibans. La stratégie du GMO commence alors à se mettre en place par petites touches, non sans mobiliser les armées et la presse occidentales. La menace terroriste contre les valeurs occidentales et le monde libre deviennent le leitmotiv des discours américains et européens qui font le bonheur d'Israël, engagé dans un processus de paix avec les Palestiniens, devenu inutile. C'est dans ce contexte que Rabin allait être assassiné pour avoir pris au sérieux la paix avec les Palestiniens et que Sharon allait torpiller définitivement les maigres espoirs qui subsistaient entre Israéliens et Palestiniens. C'est dans ce même contexte que Washington avait besoin de gagner le monde à sa cause d'où les attentats du 11 septembre et le scénario d'une arme nucléaire que fabriquerait l'Iran. La partition du Soudan, bien que prévisible en raison des contradictions historiques entre le Nord musulman hégémonique et le Sud chrétien marginalisé a été précipitée avec le soutien de l'Occident et, à ce titre, s'inscrit dans le projet du Grand Moyen-Orient. L'émiettement de certains Etats étant une variante de ce projet de domination.Après la fin du régime de Saddam et l'occupation de l'Afghanistan, les effets de la crise économique commencent à devenir de plus en plus pesants pour les budgets américains et ses alliés européens. La crise des subprimes est venue chambouler les projets occidentaux et les contraindre à changer de tactique. De la méthode musclée des invasions militaires directes, les Etats-Unis sont passés à la méthode soft qui consiste à faire bouger leurs pions indigènes dans les pays du Moyen-Orient, pour changer des régimes vieillissants, inactifs, discrédités et inutiles. Ces changements, appelés pompeusement «printemps arabe» allaient commencer paradoxalement dans les pays les plus modernes d'Afrique du Nord : la Tunisie et l'égypte. Les régimes et les sociétés les plus archaïques ne seront pas dérangés. Les pays du Golfe sont trop précieux pour l'Occident pour laisser le désordre y régner.
Les puissants ont toujours raison Selon le professeur Bichara Khadr, de l'université Catholique de Louvain, «Les Etats-Unis constituent une hyper-puissance non seulement par le simple fait qu'ils sont «forts», mais aussi et surtout parce qu'ils sont capables d'imposer leur «discours», leur «vision». Le «GMO» en est un. Il rappelle par trop ces «visions américaines» dont les arabes ont été abreuvés ces dernières années et dont les échecs ont été plutôt fracassants : Rappelons, à titre d'exemple, le Plan Reagan de 1982, les paramètres «Clinton» de décembre 2000, la «vision des deux Etats» du Président Bush 2003, pour sortir le conflit israélo-palestinien de l'ornière.» En d'autres termes, la puissance économique et militaire dispose de moyens pour rendre puissants ses arguments politiques. Pour faire bouger les rues arabes, les Américains et leurs alliés ont mobilisé au-delà de leurs services de renseignements et d'intelligences leurs relais d'ONG et des moyens financiers importants. Le professeur Béchara affirme qu'«un des mérites du projet américain est qu'il a donné lieu à un flot de commentaires et suscité de très nombreuses rencontres et conférences sur le thème de la «Réforme» (Al-Islah) et le «Changement» (Al Taghyyir), notamment dans les pays arabes. D'aucuns ont estimé à plus de 100 millions de dollars les sommes consacrées en 2004 à la tenue de toutes ces conférences officielles ou émanant de sociétés civiles. Ainsi, le projet du GMO a pris six ans de préparation avant d'entrer dans sa seconde phase soft. Se sentant floués et mis à l'écart d'une démarche qui ne servirait, jusque-là, que les états-Unis, les Européens sont restés sceptiques quant au projet du GMO. Mais Washington qui cherchait le soutien de ses alliés pour l'utiliser comme une couverture de la légalité internationale, est prête à faire des compromis de forme. Ainsi, c'est sous la pression des pays européens que le «GMO» avait été rebaptisé lors du sommet du G8 de juin 2004, «Partenariat pour un avenir commun avec la région du Moyen-Orient élargi et l'Afrique du Nord». Le texte de la nouvelle initiative insiste sur le fait que la réforme souhaitée «ne doit nullement être imposée de l'extérieur» et devrait être impulsée de la région elle-même. De plus, il souligne la spécificité de chaque pays tout en ajoutant que cette spécificité ne doit pas constituer un obstacle pour la réforme. Les Européens avaient protesté contre l'appellation «Grand» Moyen-Orient qui rappelait trop le projet hitlérien de la «Grande Allemagne» mais aussi le projet de Milosevic de «Grande Serbie» ou celui des extrémistes israéliens de «Grand Israël» (Al-Hayat, 11 juin 2004). Les Européens ont obtenu qu'un long paragraphe sur le conflit israélo-palestinien figure dans la Déclaration adoptée : «Notre action en faveur de la région ira de pair avec un soutien à un règlement juste, global et durable du conflit israélo-arabe». La Déclaration finale fait même mention à la «feuille de route». Les Etats-Unis sont en train de réaliser leur stratégie pour les cinquante ans à venir. Les Européens n'ont pas d'autres choix que de prendre part à ce projet afin de s'assurer une part de dividende. Les arabes et les musulmans quant à eux, continuent de se soumettre docilement à des plans qui se tracent sans eux et contre eux. Sans prise de conscience en soi et pour soi, sans dynamique propre sous-tendue par des projets nationaux et/ou communautaires. les arabes et les musulmans resteront les dindons de la farce que préparent et partagent les maîtres du monde. A. G.