“Monde arabe et Occident.” Un sujet ardu mais ô combien actuel. Dimanche après-midi, à l'hôtel Hilton, il était servi par de grands noms : son modérateur d'abord, l'islamologue, ancien ministre et ancien ambassadeur Mustapha Chérif, et ses intervenants : le chercheur Youcef Courbage, le géopolitologue Pascal Boniface, Alain Gresh, directeur adjoint du Monde diplomatique et, enfin, l'ancien ministre libanais Georges Corm. Le nouvel ordre mondial est injuste. Le monde arabe — au sens large — n'en finit pas d'en subir les hypocrisies et les contradictions. C'est sur ces deux affirmations partagées que s'est construit l'ambitieux colloque “Monde arabe et Occident : choc des civilisations et stratégies d'hégémonies” qui s'est tenu, en marge du Sila, dimanche après-midi à l'hôtel Hilton. S'ils ne s'accordent pas tous sur le concept de choc des civilisations, propagé par l'essayiste américain Samuel Huntington, ces experts s'entendent pour en situer les principaux symptômes dans les impasses culturelles, économiques, politiques mais surtout stratégiques que vit aujourd'hui le monde arabe. Ces impasses que tous constatent démarrent d'un même point. Ou plutôt du même lieu, véritable épicentre du choc civilisationnel, Al-Qods, et le conflit israélo-palestinien qui, soixante ans après la Naqba, persiste encore. “La situation en Palestine est le symbole même de l'injustice du nouvel ordre international, le lieu de son hypocrisie maximum”, affirme Pascal Boniface. Palestine, centre du monde Cela revient, en premier lieu, à examiner la politique US dans la région, notamment depuis l'élection de George Bush. Au réalisme et à l'espoir suscité par la présidence Clinton a succédé l'invasion de Washington par les neocons, le soutien inconditionnel à Israël, perçu désormais comme un allié majeur dans la “lutte internationale contre le terrorisme”, seule grille de lecture employée désormais. La lutte nationale pour l'indépendance de la Palestine étant réduite à la déstabilisation d'Israël, “seule démocratie et dernier rempart occidental” de la région. Exit Yasser Arafat, “ce terroriste”, affaiblissement du Fatah, et promotion indirecte du Hamas, qui finit par atteindre le pouvoir, mais dans ce “bantoustan” invivable qu'est devenue la bande de Gaza. La situation est donc plus dramatique que jamais en Palestine. “L'impasse y est totale, et elle nourrit tous les autres conflits régionaux, Liban, plus loin Irak et Iran. Il est donc d'autant plus vital d'y mettre un terme”, avertit Boniface. Le directeur de l'Iris est le plus inquiet sur l'éventualité d'un choc civilisationnel. Il dénonce “ces politiques qui affirment ne pas y croire, chantent le dialogue, mais par leurs actions précipitent le monde vers cette déflagration”. Deuxième motif d'inquiétude pour Boniface, cette attitude occidentale de “traiter les effets et non de s'attaquer aux causes” du ressentiment croissant de la rue arabe. Mais Boniface n'exclut pas quelques motifs d'espoir. Il évoque le changement qui s'opère dans les opinions européennes et américaines sur la nécessité de régler de manière définitive la question d'une indépendance effective pour l'Etat palestinien. Il en veut aussi pour preuve une prise de conscience de l'establishment politique américain. Boniface cite pour exemple le vade-mecum rédigé par Zbigniew Brzezinski et Brent Scowcroft, anciens conseillers pour la sécurité des présidents Carter, pour le premier, et Bush père, pour le second, à l'intention du futur président des Etats-Unis. Ces “oracles de la politique étrangère américaine” affirment que, dans l'intérêt des Etats-Unis bien compris, “la première tâche du nouveau président, sa première mesure doit être de régler la question palestinienne”. Question de leadership et histoire de priver Al-Qaïda et les radicaux islamistes d'un argument de recrutement majeur. “Espérons que Barack Obama, s'il est élu, n'attende pas son second mandat, comme trop de présidents américains, pour investir cette question. John Mc Cain, lui, suivra aveuglément Israël”. La plus forte concentration de troupes depuis 1945 Alain Gresh, journaliste émérite, pilier du Monde diplomatique, élargira le débat à ce que les Américains appellent GMO, le Grand Moyen-Orient, qui englobe à l'Est le Maghreb et à l'Ouest va jusqu'aux marches russes et indiennes. Le constat, de dramatique devient catastrophique. Sept ans après le 11 septembre, le GMO est devenu une “zone de guerre à outrance”. Et d'énumérer zones chaudes et conflits : Afghanistan, Irak, Palestine, Liban et plus au Sud Somalie, Darfour, Sahel, etc. Ces multiples conflits simultanés ont été la cause de la plus grande accumulation de troupes militaires occidentales depuis la Seconde Guerre mondiale dans la région. Or, ces conflits, tous inscrits par la politique américaine dans le cadre “la lutte globale contre le terrorisme”, ont des bases historiques locales fort différentes. Ainsi “globalisés”, les acteurs de ces conflits seront poussés à emprunter ce que Gresh appelle les “autoroutes idéologiques” dessinées par les Occidentaux. Les potentats locaux useront du soutien affiché de Washington, leurs adversaires rallieront Al-Qaïda ou au moins ses méthodes. Voire l'explosion du phénomène kamikaze dans les points chauds du GMO, et aujourd'hui dans des régions aussi éloignées de Baghdad que le Balouchistan ou Alger. Cette IIIe guerre mondiale, qui, dans la vision américaine, a débuté le 11 septembre, a donc pour conséquence principale d'avoir affaibli les Etats dans ces régions (Irak, Liban Palestine, Afghanistan, Pakistan). Une perte de légitimité renforcée par la montée en puissance de ce que Gresh appelle “les groupes non étatiques”, les milices. Leur rôle à Nadjaf, à Gaza ou surtout au Liban, lors de la guerre de juillet a généré un immense élan de sympathie dans le monde. parfois, le dialogue ne suffit pas Mais la victoire indiscutable du Hezbollah libanais sur l'armée israélienne à l'été 2006 s'est aussi accompagnée de résultats militaires et politiques (libération de terres, de prisonniers, etc), que n'ont pas obtenus les gouvernements libanais successifs. La résistance du Hamas palestinien a fini par contraindre la même armée israélienne à signer une trêve à Gaza. Ce qui fait dire à Gresh que, “parfois, le dialogue ne suffit pas”. “Il faut reconnaître cela : les actions militaires sur le terrain peuvent être déterminantes. Même si j'encouragerais toujours personnellement le dialogue”, affirme très direct le responsable du Monde diplomatique. “L'évolution de la situation dans la région, très délitée, dépendra de l'action des peuples et des gouvernements à renforcer le rôle de l'Etat”, ajoute le conférencier. Cela inclut dialogue et action. “Hurrya, adala, karama” Ce soutien aux mouvements Hizbollah et Hamas se retrouvera dans la bouche de l'ancien ministre libanais Geroges Corm, auteur de “Problématique des identités dans les Etats arabes”, la dernière conférence et grand succès du colloque. “L'exploit de Sayed Nasrallah et du Hizbollah durant la guerre de 2006 nous a donné le vrai discours de la souveraineté”, martèle Corm. “Les armées étrangères entrent et sortent comme elles veulent dans le monde arabe. Cela suffit !” Pour l'essayiste, il s'agit là d'une des trois vertus cardinales que doit absolument recouvrer le monde arabe : el karama, la dignité. “Karama, hurryia et adala”, les maîtres mots d'une nouvelle renaissance arabe, à l'image de la Nahda du XIXe siècle. Aujourd'hui, “la conquête de la liberté passe par le rétablissement de la culture qui elle-même passe par le rétablissement de l'histoire”. “Nous avons beaucoup de trous de mémoire. Qui se souvient que nous avons apporté la philosophie à l'Europe ?” rappelle Corm. Cette conquête passera également par le rétablissement de “la première des libertés, la liberté d'exégèse”, qui nous extraira du monopole mortel que semblent avoir les djihadistes et terroristes sur cette science. Enfin, condition sine qua non de cette renaissance qu'il appelle de ses vœux, le retour de la justice. Et le premier terrain où cette justice doit s'exprimer, c'est évidemment le terrain économique dans un monde arabe où les inégalités n'ont cessé de s'accroître depuis la chute du Mur. “Toute conquête démocratique passe par le démantèlement de la rente”, insiste Corm. “Il existe un mal d'être chez nous, Arabes, qu'il nous faut guérir. Replongeons-nous dans Ahmed Amine, inspirons-nous de la Nahda”, conclut Corm, très applaudi. C'est carrément à une nouvelle civilisation qu'appelle le modérateur Mustapha Chérif, pour dépasser les impasses actuelles que vit le monde arabe. Des impasses subies deux fois “du fait des crises actuelles”, mais aussi “de nos archaïsmes”. “Le nouvel ordre mondial s'appuie sur le capital incontournable, les technosciences et l'uniformisation des pensées. Il faut opposer à cela l'ijtihad, une résistance par le débat”, plaide M. Mustapha Chérif. Et “l'Etat de droit doit être remis au centre de ce débat. Nous devons redevenir oummat el-wassat. Il nous faut énoncer et pas seulement dénoncer”, termine Mustapha Chérif. De bien belles paroles donc prononcées tout un après-midi devant un parterre trié sur le volet du Hilton. Dans le public, quelques anciens ministres, des personnalités nationales enseignants, des journalistes et quelques dizaines de curieux. Mais aucun officiel. R. A.