Allez comprendre pourquoi la proximité de l'Aïd el-Adha ramène à l'esprit du chroniqueur une célèbre chanson de la diva de la chanson populaire marocaine, El Hadja El Hamdaouia ! Précisément, l'air égrillard, délicieusement cochon, de «hawli bagrounou, sayag érrono». Allez savoir pourquoi donc, précisément, cette célèbre chanson intitulée «un bélier corné, conduisant une Renault». C'est que, aux prix irréels où les spécimens d'ovis aries sont vendus cette année sur le marché des ovins lainés, et même sur le Web, l'agneau et son ainé le bélier, peuvent bien s'arroger le droit de conduire une Clio ou même une Mégane décapotable ! 50 000 dinars, au prix médian, soit un peu plus de trois fois le SMIC ! Un prix à vous rendre chèvre, surtout si vous êtes un smicard, ou même un salarié moyen, qui plus est, père de plusieurs enfants qui confondent le ruminant avec une peluche. Mais quand même, à ce prix-là, l'ongulé adulé ne mériterait pas de goûter à la caresse veloutée d'une lame de boucher affutée, vraiment pas. Il gagnerait même à être le compagnon domestique, préféré de gentes dames esseulées. Comme le fut en son temps son ancêtre, le mérinos de l'Atlas que le roi Louis XIV laissait pisser allégrement sur ses plates-bandes fleuries au château de Versailles. S'il est désormais la valeur sûre des maquignons et autres revendeurs occasionnels, par le mouflon d'or alléché, le mérinos algérien est la super star sur le grand souk en ligne, le site OuedKniss.com, la Samaritaine algérienne du Net. Ici, les éleveurs et autres profiteurs d'aubaine, semblent être moins gourmands : la fourchette est estimée entre 30 000 et 55 000 dinars. Tel ce commerçant qui s'appelle «Bouchakour», le bien-nommé boucher, domicilié «entre le cimetière de Ouled Fayet et la caserne militaire». Ce magnanime propose ses moutons «garantis ou remboursés», si, après consommation, on n'était pas satisfaits de la qualité de la viande. Pauvres ou riches, saignés à blanc par l'inflation et l'érosion du pouvoir d'achat, les Algériens succombent chaque année à la «dictature du bélier». Si ce n'est pas pour sacrifier au rite d'Abraham, c'est pour «faire plaisir aux drari», les mioches qui pourraient faire des cacas de mouton nerveux si le papa ne leur ramenait pas à la maison un mérinos à cornes ondulées, haut sur pattes et qui ne serait pas doux comme un agneau ! C'est ainsi que, chaque année, on égorge en Algérie, vaille que vaille, quatre à cinq millions de «kèbch», voire plus. Un véritable carnage au sein du cheptel algérien composé de ces superbes races que sont les Beni Ighil, le Daman, le Daghma, le Ouled Djellal et le Sidaoun. Ah si seulement les sacrificateurs pouvaient sacrifier un peu moins à ce qui n'a jamais été qu'une tradition, jamais un impératif canonique, ni même une obligation coranique. S'il pouvait savoir ou se souvenir que la symbolique religieuse et rituelle n'est pas propre à l'islam. Dans l'Egypte ancienne, les dieux Khnoum, Harsaphes et Amon sont des béliers. Baal, Ishtar et Ea-Oannes, sont des divinités babyloniennes qui ont des attributs ovins. Dans la Grèce antique, le mouton Chrysomallos, bélier ailé, immolé à Zeus, et dont la Toison d'or est gardée par un dragon, est une légende éternelle. Les moutons sont ainsi les premiers animaux mentionnés dans l'Ancien Testament. Et les prophètes Abraham, Isaac, Jacob, Moise et Mohamed sont des bergers, alors que le Christ est l'Agnus Dei. Les Juifs, qui sacrifient eux aussi le mouton sur le Korban, n'égorgent pas à grande échelle comme les musulmans et ne font pas de cette tradition abrahamique un rituel de rigoureuse observance. Nous, Algériens, ne tirons que peu d'avantages économiques et gustatifs du mouton et de la brebis. Sauf à surconsommer sa viande cholestérolémique. Entre autres, son «bouzellouf» et ses abats, dont les intestins que d'autres peuples utilisent pour fabriquer du fil de suture chirurgicale, des raquettes de tennis ou encore des cordes pour instruments de musique. D'autres en font aussi de la lanoline pour produits cosmétiques et du suif pour produire des bougies, de la colle et de la gélatine alimentaire. D'autres peuples encore, fins gourmets et divinement raffinés, en font aussi du fromage. Par Abraham et Mohamed réunis, qui ne se damnerait pas aujourd'hui, à Alger, pour un roquefort français, un manchego espagnol, une feta grecque ou encore une ricotta italienne ? A chacun sa brebis, à chacun son fromage, nous, Algériens, faisons par contre tout un fromage d'un bélier qui finit le plus souvent sur un couscous. Et ce n'est enfin pas un hasard si le bélier est le premier signe du Zodiaque. Et que les malgaches ont longtemps répugné à manger du mouton, voyant en l'agneau, l'agnelle, la brebis et le bélier, l'incarnation des âmes des ancêtres. Mais, nous, Algériens, Maghrébins et autres Arabes, sommes des moutons de Panurge, qui chaque année, perpétuons le génocide ovin depuis un certain rêve abrahamique. «Il y a deux sortes de bergers parmi les pasteurs des peuples : ceux qui s'intéressent à la laine et ceux qui s'intéressent aux gigots. Aucun ne s'intéresse au mouton», a dit un jour, Henri Rochefort, l'homme de Lettres et de théâtre français. N. K.