Le petit club des penseurs-stratèges et des intellectuels se prenant pour des chefs d'état-major s'élargit à mesure que s'aggrave la crise syrienne : à l'instar de Bernard-Henri Levy, auto-auréolé de son épopée libyenne, qui a enjoint ces jours-ci le nouveau pouvoir français de «dépasser le véto sino-russe au Conseil de sécurité» en envisageant une opération armée sans l'aval de l'ONU contre le régime de Bachar al-Assad, voici qu'une autre grande conscience, un autre «sémaphore de la pensée», Jacques Attali, préconise tranquillement une intervention de l'Otan… au Sahel, «avant que l'équivalent du 11 septembre 2001 ne vienne l'imposer». Sur son blog de l'Express, Attali rappelle que le Mali est aujourd'hui un pays coupé en deux : «Au Sud, un gouvernement provisoire terrorisé par des militaires qui parcourent les rues, envahissent les palais nationaux et menacent les passagers aux aéroports. Au Nord, un territoire très vaste et magnifique, disputé par les terroristes d'Aqmi et des indépendantistes laïcs targuis, qui viennent de s'unir à des islamistes maliens, proclamant l'indépendance d'un “Etat Islamique de l'Azawad”.» Ce pays, «qui pourrait paraître sans importance, perdu au milieu de nulle part, sans ressources naturelles ni population», constitue en réalité «un problème qui pourrait devenir beaucoup plus important pour notre sécurité que ne l'est l'Afghanistan», estime notre analyste, qui craint que le Mali ne devienne «le point de rencontre de forces maléfiques venues du monde entier». Comme en Colombie, explique-t-il, «on assiste à une collusion entre narcotrafiquants et militants politiques extrémistes. Avec, cette fois, en plus, un fondamentalisme religieux».
Terroristes et kamikazes Autre donnée du «problème» : cette sécession malienne peut déstabiliser tous les autres pays de la région, laquelle risque de devenir une base arrière de formation de «terroristes et de kamikazes qui viendront s'attaquer aux intérêts occidentaux un peu partout dans la région, et même, par de multiples moyens de passage, en Europe». «Ils ne sont encore que quelques centaines ; si rien n'est fait, ils seront bientôt plusieurs milliers, venus du Pakistan, d'Indonésie et d'Amérique Latine. Et les gisements d'uranium du Niger, essentiels à la France, ne sont pas loin», poursuit le général Attali. Solutions préconisées : soutenir le gouvernement au sud du Mali, et lancer au nord «une action militaire sur le terrain, avec un appui logistique à distance, des moyens d'observation, des drones et une capacité d'encadrement stratégique». Et le stratège de conclure : «Il sera bientôt nécessaire de réfléchir à mettre en place une coalition du type de celle qui a fonctionné en Afghanistan.»
Ton comminatoire Personne ne peut prétendre que la Syrie est perdue au milieu de nulle part, pas même Bernard-Henri Levy qui rêve d'initier cette année à propos de ce pays une opération similaire à celle qu'il estime avoir réussi pour la Libye l'an dernier. «La France fera-t-elle, pour Houla et Homs, ce qu'elle a fait pour Benghazi et Misrata ?», demande-t-il dans une lettre ouverte parue le 30 mai dernier dans plusieurs grands medias, quelques jours après qu'une centaine de personnes, dont près de la moitié d'enfants, ont été massacrés à Houla, dans centre de la Syrie.Sur le ton assez comminatoire qui est sa marque de fabrique, BHL interroge le président François Hollande : «Mais qu'est-ce qui était le plus urgent : aller en Afghanistan préparer le retrait anticipé de nos troupes ou prendre l'initiative en Syrie ? Qu'est-ce qui était le plus important : annoncer la réduction du salaire de vos ministres et le gel du prix des carburants, ou introduire au Conseil de sécurité une résolution autorisant le bombardement des tanks positionnés à l'extérieur des villes, en position de tir ?»
Le plan B de BHL Invoquant l'urgence, le 30 mai sur Europe 1, l'écrivain va-t-en-guerre a cependant salué le «vrai pas» du président Hollande qui n'avait pas exclu (sur France 2, la veille) une intervention militaire, à condition qu'elle soit autorisée par l'ONU. «Un bon début. Je suis content» même si «ce n'est pas assez…», commentait notre bel intellectuel, soutenant qu'il faut agir même sans l'aval de l'ONU, et ne pas accepter que «deux Etats nous prennent en otages» (La Chine et la Russie).L'habituel chantre de la manière forte a défendu son «plan B» : l'Union européenne et la Ligue arabe appelleraient à «une intervention humanitaire musclée», l'Otan prêtant ses centres de commandement (comme au Kosovo ou en Libye). Il a balayé les objections à propos de réactions en chaîne, en Israël ou au Liban : ce qui est «hasardeux, c'est de laisser Assad en place», «chaque jour qui passe, on augmente le danger islamiste (…) de guerre civile, de déchirement, de tribalisation… ». En Syrie, «ce n'est pas plus difficile qu'en Libye», pour celui que certains surnomment «Charia express». Sur la croisette, à Cannes, BHL s'est d'ailleurs affiché en compagnie de deux anonymes présentés comme des résistants syriens sortis clandestinement du pays, le visage masqué par le drapeau des «révolutionnaires»…
Le cours de l'histoire Dans son film Le serment de Tobrouk, lancé à grand battage médiatique, qui sort en salle le 6 juin et relate son action aux côtés des insurgés libyens en guerre contre Mouammar Kadhafi, «la fiction l'emporte largement sur la réalité», estime Pascal Boniface, le directeur de l'Iris, dans une contribution au «Plus» du Nouvel Observateur. «Même les thuriféraires de BHL admettent qu'il en fait un peu trop pour se mettre en avant dans ce documentaire. C'est dire ! Mais le message qu'ils veulent faire passer est de reconnaître sa contribution essentielle et positive au changement du cours de l'histoire dans l'affaire libyenne», ajoute-t-il. Boniface rappelle que Bernard-Henri Lévy avait fortement plaidé pour que l'intervention en Libye ait lieu sans le feu vert du Conseil de sécurité qu'il jugeait impossible à obtenir : «Heureusement qu'Alain Juppé et les diplomates, que BHL méprise, ont obtenu le vote de la résolution 1973 au Conseil de sécurité (…) A suivre la voie proposée par Bernard-Henri Lévy, nous nous serions retrouvés dans la même situation qu'en 1956 lorsque Paris et Londres sont intervenus conjointement à Suez. On se rappelle que ce fut un énorme désastre diplomatique, et à une époque où la suprématie occidentale était indiscutable, ce qui n'est plus le cas.»
Information manipulée Autre rappel, qui explique les actuelles réticences russes à propos d'une éventuelle intervention en Syrie : le sens de la résolution 1973 avait été modifié en cours de route, «passant de la responsabilité de protéger à celle du changement de régime, bref, une ingérence classique». Si tout le monde peut se féliciter de voir Kadhafi renversé, estime Boniface, les conditions de ce renversement ont eu des conséquences stratégiques importantes et négatives. «Désormais, il est tout simplement devenu quasiment impossible d'évoquer de nouveau cette responsabilité de protéger. C'était pourtant un concept novateur qui permettait d'échapper à l'alternative ingérence-impuissance. Les Russes et les Chinois, qui ont été dupés après avoir laissé adopter la résolution 1973, s'opposent désormais à ce qu'elle soit évoquée de nouveau. La population syrienne en paye un prix lourd pour le moment», conclut Pascal Boniface qui, après avoir listé les conséquences en chaîne de l'intervention en Libye, exécute le général Levy : «L'enjeu du débat sur le Serment de Tobrouk ne porte pas seulement sur l'égo puéril et ridicule de BHL. Il porte sur une information respectueuse du public sur des sujets stratégiques essentiels. Le problème de BHL n'est pas qu'il ait l'âge mental d'un enfant de huit ans doté de moyens financiers colossaux lui permettant de réaliser ses caprices. C'est la manipulation de l'information à laquelle il se livre.» P. L. *Article paru in le Monde diplomatique de juin 2012