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Le Sahel, une zone grise, difficilement contrôlable
Terrorisme, enjeux économiques et visées géostratégiques
Publié dans La Tribune le 28 - 12 - 2012

Les enjeux euro-méditerranéens, qu'ils soient stratégiques, énergétiques, agricoles, environnementaux, migratoires, etc. ne s'arrêtent pas à la frontière algérienne mais trouvent leur prolongement naturel et historique au Mali, au Niger, c'est-à-dire le long de l'arc sahélien. Une profonde interaction unit le théâtre sahélien à l'espace euro-méditerranéen et pose d'ores et déjà la problématique géopolitique de la place du Maghreb.
Le théâtre sahélien reste une voie de commerce traditionnel, une voie de passage des flux migratoires entre l'Afrique et l'Europe, tout en étant également une zone grise qui échappe au contrôle régulier des Etats riverains.
Le Sahara est souvent appréhendé en tant que zone de séparation entre deux champs géopolitiques distincts, l'Afrique du Nord ou Afrique «blanche», et l'Afrique noire. Dans les textes arabes médiévaux, le Sahel désigne l'espace compris entre le Maghreb et le «bilad as sudan», pays des noirs. Espace de jonction entre deux plaques tectoniques aux particularités affirmées et ancrées dans le temps long, cette région se situe à la croisée de deux champs géopolitiquement non conciliés. Ligne de frontière entre Méditerranée et Afrique subsaharienne, le Sahel organise la transition entre l'Afrique du Nord, méditerranéenne, et l'Afrique noire, subsaharienne.
L'Europe, ou plus globalement l'Eurasie et l'Afrique, avec comme maillon de raccordement la Méditerranée, sont des continents conjugués avec des développements coordonnés inhérents à l'histoire et à la géographie, caractérisés par de fortes interdépendances et aux destins intimement liés. Les liens de causalité sont forts. Cet état de fait est amplifié par l'impact de la mondialisation générant des espaces non régulés.
Est-il aujourd'hui concevable pour des stratèges maghrébins d'aborder les enjeux stratégiques méditerranéens en faisant l'impasse sur la géopolitique du théâtre sahélien ?
La littérature arabe médiévale distinguait déjà, en se référant aux anciens empires sahéliens, les notions de «bilad es Sibâ» (pays de la dissidence) et «bilad es Silm» (pays de la paix). Entre ces deux centres, il y avait toujours un espace d'indécision politique. En ce sens, historiquement, la zone sahélienne a toujours été une zone grise, c'est-à-dire un «puzzle» de bandes d'espace indécises oscillant, selon les rapports de forces, entre différents centres politiques stables et sédentarisés. Aujourd'hui, à travers l'étatisation introduite par la colonisation, l'impératif des frontières affaiblit, voire neutralise, les modes traditionnels d'exercice du -pouvoir sur ces espaces-charnières et se traduit pour les riverains par des revendications de droit de passage et d'usufruit, autant de risques de conflit. Cet état de fait s'avère profitable à la pénétration et à l'évolution de groupes criminels. Plus spécifiquement, le théâtre sahélien est vulnérable du fait même de sa géopolitique saharienne propice à la dilution des frontières et à la mobilité des personnes. En effet, l'océan sahélien, miroir de la Méditerranée, est un espace sous-administré et sous-défendu.
Espace-tampon mais surtout espace de contact et d'échanges, difficilement contrôlable, l'arc sahélien développe une conflictualité endémique sur laquelle les différents acteurs ont peu de prise.
La réalité du Sahel est complexe, résultante de l'imbrication entre de nouveaux facteurs participant à sa structuration et de traces d'un passé trouble qui produisent encore leurs effets. Dans un certain sens, le théâtre sahélien est un condensé des dynamiques qui façonnent l'Afrique.

Facteurs déstabilisateurs :
Des facteurs déstabilisateurs et crisogènes se combinent selon des logiques et des schémas extrêmement complexes.
- Défaillance politique des Etats : Les Etats postcoloniaux demeurent incapables de parachever leur autorité sur leur territoire. Pour de nombreux experts, le Sahel est un espace sous-administré et souffrant d'une mauvaise gouvernance chronique hypothéquant son avenir. La vulnérabilité du Sahel découle d'une profonde vulnérabilité des Etats. L'incapacité des Etats à exercer leur fonction régalienne sur l'ensemble de leur territoire constitue la problématique centrale alimentant les risques de déstabilisation et de conflits armés. Un Etat fragile est potentiellement livré à des forces anarchiques.
- Rivalités pour des ressources naturelles : L'arc sahélien est riche en ressources : après le sel et l'or, pétrole et gaz, fer, phosphate, cuivre, étain et uranium sont autant de richesses nourrissant les convoitises de puissances désirant s'en assurer le contrôle.
Le Sahel s'érige ainsi en «hub énergétique» de plus en plus convoité par les grandes puissances. La «géopolitique des tubes», sur fond de rivalités croissantes, commence à se dessiner ; les grands de la planète organisent progressivement le désenclavement de ces richesses vers les zones de consommation, en Asie via le Soudan, en Amérique via le Golfe de Guinée et vers l'Europe continentale à travers le Sahara et le Maghreb. Dans ce contexte, des stratégies de positionnement, de prise de contrôle, d'encerclement et de contre-encerclement participent à la définition des enjeux géopolitiques et géoéconomiques de la zone sahélienne.
- Militarisation croissante : L'ensemble des vecteurs de tensions est dopé par une importante circulation financière qui permet l'acquisition d'équipements modernes et multiplie les espoirs de gain immédiat pour des groupes armés, organisés ; la zone sahélienne assiste également à une militarisation croissante ; ceci en dépit de la Convention de la Cédéao sur les armes légères et de petit calibre (juin 2006) qui interdit formellement leur transfert.
- Pression démographique : Caractérisé par une forte croissance démographique, le Sahel devrait doubler sa population d'ici 30 ans, et comptera vraisemblablement plus de 150 millions d'habitants en 2040. Cette croissance affectera certainement la sécurité humaine et notamment alimentaire de la région.
Le Sahel est une région où la transition démographique a commencé tardivement : dans ce cadre, une croissance non régulée de la population va se répercuter sur les fragiles équilibres internes.
Divers risques peuvent en découler : multiplication, à la faveur du réchauffement climatique, de réfugiés climatiques allant vers les villes, création d'autochtonies, tensions intra-étatiques, etc.
Des facteurs déstabilisateurs et crisogènes se combinent selon des logiques et des schémas extrêmement complexes.
- Luttes internes de pouvoir : Tout le long de l'arc sahélien, la géopolitique interne des Etats semble obéir au raisonnement opposant un centre contrôlant le pouvoir politique et les richesses du pays et des périphéries marginalisées aspirant à rompre le statu quo découlant souvent des effets de la colonisation qui a inversé les rapports de force traditionnels. Ces luttes internes de pouvoir fragilisent la stabilité politique, ce qui peut conduire à de nombreux coups d'Etat.
- Climat d'insécurité : La multiplication des enlèvements combinée aux divers trafics et à la montée en puissance d'un prosélytisme salafiste induit un climat d'insécurité croissant propice à la déstabilisation des Etats sahéliens.
Ceci bouscule les équilibres des confréries traditionnelles, la persistance de dynamiques irrédentistes et la combinaison de ces divers éléments selon des schémas extrêmement complexes.
- Trafic de drogues : Devenu une nouvelle plaque tournante du trafic de drogue, le Sahel fait désormais partie des circuits prisés des réseaux de drogue (cartels colombiens) très organisés, traversant les continents. Pour gagner l'Europe, les narcotrafiquants empruntent des chemins clandestins traversant les pays de l'Afrique de l'Ouest et le désert sahélien en infiltrant plusieurs pays de la région, notamment la Mauritanie, le Mali, le Niger et le Tchad. Route de la cocaïne et route de l'héroïne se rejoignent désormais dans le Sahara, empruntant de nouveaux itinéraires à travers le Tchad, le Mali et le Niger.

Menace terroriste ou stratégie des puissances extérieures ?
L'insécurité surmédiatisée reflétée par la série d'enlèvements d'Occidentaux et la montée en puissance du trafic de drogue doit être analysée avec prudence et remise en perspective par rapport aux stratégies des puissances étrangères.
Sans nier l'existence de ces enlèvements, il semble opportun de relativiser l'importance d'Al-Qaïda aux pays du Maghreb Islamique (Aqmi) et son impact réel, ce «rejeton d'Al-Qaïda» qui n'existe plus que dans l'esprit de certains acteurs cherchant plus à en tirer profit qu'à lutter contre. Comme le souligne Alain Chouet, ancien directeur du service de renseignement de la sécurité extérieure (Dgse), «tout contestataire violent dans le monde musulman, qu'il soit politique ou de droit commun, quelles que soient ses motivations, a vite compris qu'il devait se réclamer d'Al-Qaïda s'il voulait être pris au sérieux, s'il voulait entourer son action d'une légitimité reconnue par les autres, et s'il voulait donner à son action un retentissement international».
Ce surinvestissement médiatique permet à Al-Qaïda de devenir un «pôle de ralliement» et de se «métamorphoser», ajoute Jean-Pierre Filiu, professeur associé à Sciences Po et rattaché à la Chaire Moyen- orient/Méditerranée. Une réelle contestation politique, islamiste pouvant dégénérer en violence islamiste, existe du fait de l'accumulation et du pourrissement de frustrations de nature politique et économique (concept de sociétés bloquées). Cependant, toutes les manipulations possibles peuvent se cacher derrière ce phénomène. «Pas plus au Sahel qu'ailleurs, il ne faut imaginer un Oussama Ben Laden trônant au sommet d'une structure pyramidale, tirant les ficelles d'un régiment de marionnettes et orchestrant la moindre embuscade».
Ainsi, Aqmi semble être l'arbre qui cache la forêt, le terrorisme amplifié voilant les véritables enjeux et menaces.
Les puissances étrangères ont quelque part intérêt à diaboliser la situation sécuritaire du Sahel. Sans nier l'existence de quelques éléments se réclamant du terrorisme djihadiste, la focalisation par les Occidentaux sur le Sahel représenté comme une sorte de «nouvelle zone tribale à la pakistanaise» d'où pourraient provenir de lourdes menaces, n'est pas neutre et dépourvue d'arrière-pensées.

Nouvelle poussée de l'islam politique
Aujourd'hui, le théâtre sahélien semble faire l'objet d'une nouvelle poussée de l'islam politique, voire intégriste, risquant de fragiliser les équilibres précaires et d'offrir des angles de pénétration à la violence islamiste.
Au sein du monde sunnite, une poussée réformiste de tendance sunnite hanbalite, souvent néo-wahhabite, stigmatise le sunnisme malékite des confréries de l'islam noir, traditionnel. Dans ce cadre, toutes les grandes sources de l'islam radical se positionnent peu à peu au sein des pays sahéliens en s'appuyant sur leur légitimité spirituelle et historique. Par ailleurs, ces nouvelles forces, tout en étant de nature trans-étatique, sont pilotées par les Etats moteurs de l'islamisme radical (Arabie saoudite, Pakistan, Iran et Soudan) et interagissent avec les forces islamiques autochtones, les confréries, et ceci de manière propre à chaque pays. Ces forces ne sont que la traduction contemporaine du combat que se livrent depuis des siècles les puissances occidentales et les civilisations concurrentes. Aujourd'hui, l'Iran, le Pakistan, l'Arabie saoudite, la Libye, le Qatar, etc. tentent de reconquérir les positions économiques et politiques qu'ils occupaient avant le début de la colonisation européenne et cela au détriment des puissances occidentales.
Périodiquement, lorsque les musulmans orthodoxes jugeaient que l'islam pratiqué par les populations islamisées n'était pas convenable, voire déviant (car imprégné de rites d'origines animistes faisant toute l'originalité ou la spécificité de l'islam des confréries soufies ancrées, dans ces régions), ils lançaient le jihad.
A titre illustratif, «le mouvement almoravide (de Morabitoun ou hommes du ribat), né de la rencontre entre un chef de guerre, Yahya ibn Ibrahim et d'un leader religieux, Abdallah ibn Yacine, et s'appuyant sur la confédération des berbères Sanhadja, fustige l'islam, considéré comme hérétique, pratiqué par les pouvoirs berbères qui avaient mis en place les premières routes transsahariennes entre le Maghreb et le Soudan et lance le djihad». Les Almoravides s'emparent ainsi d'Aoudaghost en 1054, principal comptoir commercial de
l'empire du Ghana. Sous couvert de guerre sainte, d'autres objectifs politiques et économiques étaient poursuivis : pour les Almoravides, il s'agissait de prendre le contrôle des villes et des routes de l'or, puis des richesses de l'empire du Ghana. Dans ces conditions, la résurgence d'un islamisme radical au sein de la bande sahélienne doit être analysée avec prudence car il peut résulter de la combinaison de facteurs diffus, complexes et non avoués (il n'est que la face visible de l'iceberg). Plus précisément, des garde-fous ancrés dans le temps long de l'histoire existent, l'Islam africain sécrétant ses propres antidotes contre l'extrémisme. «On voit mal, par exemple, les califes des confréries musulmanes sénégalaises envoyer leurs fidèles au martyre. En mars 2010, des érudits musulmans ont créé un Forum de l'islam modéré en Afrique de l'Ouest.»

«Sahel nostrum», vers une action concertée
Dans ce contexte fortement incertain, l'ampleur de la menace et le sens du bon voisinage stratégique dictent une collaboration étroite entre les différents acteurs de la région. Pour coordonner leurs renseignements et leurs moyens de lutte, des actions concertées sont indispensables afin de briser le cycle de la violence et d'éviter l'enracinement de l'insécurité. L'échange de renseignements et une
perception commune des menaces permettraient de dissiper des stratégies qui pour le moment ne convergent pas. Bien au contraire, elles se croisent, voire se neutralisent au nom de calculs étroits.
Les mesures décidées au cours des six derniers mois sous-estiment le poids réel des facteurs et compliquent en définitive la stratégie de lutte commune : Le Comité d'état-major conjoint contre le terrorisme installé par quatre pays (Algérie, Mali, Mauritanie et Niger) à Tamanrasset le 21 avril 2010 et excluant trois Etats nord-africains ; l'initiative isolée franco-mauritanienne menée le 22 juillet 2010 contre un camp de l'Aqmi au Mali et la réunion de Bamako1 tenue les 6 et 7 août 2010 regroupant six Etats subsahariens à l'exclusion des Etats du Maghreb, sont autant de démarches désarticulées, souvent déterminées par la sourde défiance qui divise les riverains de l'océan sahélien, alors que la menace dicte une action systématiquement concertée et non exclusive.
En termes de réflexion prospective, la concertation et la coopération sont donc indispensables pour la sécurité et le développement de cette région. L'intégration régionale et notamment le développement d'un marché commun pourraient contribuer à atteindre un «Sahel nostrum» (à l'image de la «Mare nostrum» des Romains). La lutte contre le terrorisme et le crime organisé au Sahel ne saurait se concevoir sans dépasser les notions formelles d'intangibilité des frontières, de souveraineté et de non-ingérence.
M. T.
* Géopoliticien, Chargé des études africaines à l'Irsem (Ecole militaire de Paris)
In Club du Sahel et de l'Afrique de l'ouest du 20 août 2012

Inquiétudes et risques
Les narcotrafiquants créent de nouveaux marchés nationaux et régionaux pour acheminer leurs produits. Ayant besoin de sécuriser le transit de leurs marchandises, ils recourent à la protection que peuvent apporter, par leur parfaite connaissance du terrain, les groupes terroristes et les différentes dissidences, concourant ainsi à leur financement.
Le trafic de drogue risque d'être un facteur déterminant de la future géopolitique de la zone, notamment en termes de stabilité et de paix.
Espace de transit, le Sahel concentre un flux important d'argent qui circule entre les mains d'intermédiaires, les passeurs de marchandises. Ces derniers peuvent s'en servir pour développer des activités illicites.

Trois sphères d'influence
1- Business : Des acteurs divers sont attirés par cet espace de fragilités et s'allient avec des forces locales afin de tirer bénéfice du désordre :
c'est ce que l'on peut qualifier de criminalisation des acteurs économiques qui entraîne une criminalisation financière. Ceci risque d'avoir un impact durable sur les équilibres des sociétés sahéliennes et sur la prise de contrôle du pouvoir par des acteurs criminels vivant de rentes illicites.
La criminalisation économique bascule ainsi souvent vers une criminalisation politique.
2- Hub énergétique : Les grandes sociétés multinationales, les «majors» et cartels poursuivent leurs intérêts stratégiques.
Ils disposent des moyens de corrompre, créer des leurres, posséder une armée privée, armer des rébellions et des dissidences, etc. Leur capacité d'action est extrêmement puissante et significative. Par ailleurs, des Etats sont souvent complices : ainsi, la menace terroriste est amplifiée, voire nourrie, permettant aux Etats en rivalités de prendre le contrôle des richesses, de se positionner économiquement et militairement au sein de ce couloir stratégique reliant l'océan Atlantique à la Mer Rouge. Ainsi ils pèsent sur les équilibres géopolitiques et énergétiques du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest.
3- Réseaux mafieux locaux : Les réseaux mafieux locaux se donnent souvent une rhétorique «al-qaïdiste» afin de brouiller les cartes d'intelligibilité. Les trafics sont nombreux : armes, véhicules, cigarettes, médicaments, avec une fulgurante montée en puissance du trafic de drogue (cocaïne depuis l'Ouest et héroïne de l'Est, érigeant la ceinture sahélienne en véritable «hub du narcotrafic»), etc. Malgré la récente médiatisation, ces trafics existent depuis fort longtemps. Ils ne constituent qu'un élément supplémentaire de déstabilisation sur l'échiquier sahélien.


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