Le Sahara est souvent appréhendé en tant que zone de séparation entre deux champs géopolitiques distincts, l'Afrique du Nord ou Afrique «blanche» et l'Afrique «noire». Dans les textes arabes médiévaux, le Sahel désigne l'espace compris entre le Maghreb et le «Bilad as Sudan», pays des Noirs. Espace de jonction entre deux plaques tectoniques aux particularités affirmées et ancrées dans le temps long, cet espace se situe à la croisée de deux champs géopolitiquement non conciliés. Ligne de frontière entre Méditerranée et Afrique subsaharienne, le Sahel, en organisant la transition entre l'Afrique du Nord et l'Afrique noire, subsaharienne, reste une voie de commerce traditionnel, une voie de passage des flux migratoires entre l'Afrique et l'Europe, tout en étant également une zone grise qui échappe au contrôle régulier des Etats riverains. C'est un fait, nul ne peut le contester. Néanmoins, il convient d'être précis dans son appréhension en tant que zone grise, en apportant quelques éléments d'appréciation. En effet, la littérature arabe médiévale distinguait déjà, en se référant aux anciens empires sahéliens, les notions de «Bilad es Sibâ» (pays de la dissidence) et «bilad es Silm» (pays de la paix). Entre deux centres, il y avait toujours un espace d'indécision politique. En ce sens, historiquement, la zone sahélienne a toujours été une zone grise, c'est-à-dire un «puzzle» de bandes d'espace indécises oscillant, selon les rapports de forces, entre différents centres politiques stables et sédentarisés. Aujourd'hui, à travers l'étatisation introduite par la colonisation, l'impératif des frontières affaiblit, voire neutralise, les modes traditionnels d'exercice du pouvoir sur ces espaces charnières et se traduit pour les riverains par des revendications de droit de passage et d'usufruit, autant de risques de conflits. Cet état de fait s'avère profitable à la pénétration et à l'évolution de groupes criminels. Plus spécifiquement, le théâtre sahélien est vulnérable du fait même de sa géopolitique saharienne. En effet, le Sahel, miroir de la Méditerranée, est un espace sous administré et sous défendu. Espace tampon mais surtout espace de contact et d'échanges, difficilement contrôlable, l'arc sahélien développe une conflictualité endémique sur laquelle les différents acteurs ont peu de prise. La réalité du Sahel est complexe, résultante de l'imbrication entre de nouveaux facteurs participant à sa structuration et de traces d'un passé trouble qui produisent encore leurs effets. Dans un certain sens, le théâtre sahélien est un condensé des dynamiques qui façonnent l'Afrique. Tout le long de l'arc sahélien, la géopolitique interne des Etats semble obéir au raisonnement opposant un centre contrôlant le pouvoir politique et les richesses du pays et des périphéries marginalisées aspirant à rompre le statu quo découlant souvent des effets de la colonisation qui a inversé les rapports de force traditionnels. Un spectre de facteurs déstabilisateurs et crisogènes se combinant selon des logiques et des schémas extrêmement complexes caractérise cet espace singulier. Certains facteurs peuvent être considérés comme à forte incidence.
La défaillance politique et économique des Etats sahéliens Les Etats postcoloniaux demeurent incapables de parachever leur autorité sur leur territoire. En effet, pour de nombreux experts, le Sahel est un espace sous-administré et souffrant d'une mauvaise gouvernance chronique hypothéquant son avenir : «la vulnérabilité du Sahel découle d'une profonde vulnérabilité des Etats». L'incapacité des Etats à exercer leur fonction régalienne sur l'ensemble de leur territoire constitue la problématique centrale alimentant les risques de déstabilisation et de conflits armés. Sans Etat digne de ce nom, le Sahel est potentiellement livré à des forces anarchiques : la crise politique du Niger, résultant de la volonté du président Tandja de se maintenir au pouvoir en allant à l'encontre des règles constitutionnelles, témoigne d'un déficit de démocratie propice à la déstabilisation interne des Etats sahéliens, la relative maturité politique se retrouvant brisée et bridée par les ambitions personnelles d'un clan. Cet état de fait a abouti à sa destitution par un coup d'Etat le 18 février 2010 conduit par l'armée (de jeunes soldats et non la haute hiérarchie militaire).
La pression démographique Caractérisé par une forte croissance démographique (environ 3,1%), le Sahel devrait doubler sa population d'ici 25 ans, et comptera vraisemblablement plus de 100 millions d'habitants en 2020. Cette croissance affectera certainement la sécurité humaine et notamment alimentaire de la région dans son ensemble. Le Sahel est une région où a commencé tardivement la transition démographique : dans ce cadre, une multiplication non régulée de la population va se répercuter sur les fragiles équilibres internes. Divers risques peuvent en découler: multiplication, à la faveur du réchauffement climatique, de réfugiés climatiques allant vers les villes ; création d'autochtonies ; tensions intra-étatiques, etc.
Les ingérences étrangères Les ingérences étrangères manipulant différents acteurs afin de se positionner au sein de ce couloir stratégique et de prendre le contrôle des richesses sont nombreuses. L'arc sahélien est riche en ressources : après le sel et l'or, pétrole et gaz, fer, phosphate, cuivre, étain et uranium sont autant de richesses nourrissant les convoitises de puissances désirant s'en assurer le contrôle. Dans ce contexte, des stratégies de positionnement, de prise de contrôle, d'encerclement et de contre-encerclement participent à la définition des enjeux géopolitiques et géoéconomiques structurant le théâtre sahélien. A titre illustratif, il convient d'inscrire la vive rivalité américano-chinoise au Soudan dans un cadre plus global : le Soudan est un test dans le rapport entre ces deux puissances à l'égard du Sahel et du continent africain : en ce sens, la stratégie déterminée des Etats-Unis au Soudan viserait à contrer la puissante poussée géopolitique chinoise en Afrique en remettant en cause les fondements de la stratégie chinoise en Afrique, à savoir la non ingérence dans les affaires intérieures des Etats, le respect de la souveraineté, etc.
La menace terroriste Dans ce cadre, l'insécurité surmédiatisée reflétée par la série d'enlèvements d'Occidentaux et la montée en puissance du trafic de drogue doit être analysée avec prudence et remise en perspective par rapport aux stratégies des puissances étrangères. Tout d'abord une ligne d'analyse : en effet, la multiplication des enlèvements (3 otages européens demeurant encore détenus suite à la libération controversée de Pierre Camatte, otage français) combinée aux divers trafics et à la montée en puissance d'un prosélytisme salafiste extrémiste bousculant les équilibres des confréries traditionnelles, la persistance de dynamiques irrédentistes et plus spécifiquement la combinaison de ces divers éléments selon des schémas extrêmement complexes, induisent un climat d'insécurité croissant propice à la déstabilisation des Etats sahéliens. Néanmoins, l'ensemble de ces vecteurs de tensions est dopé par une importante circulation financière qui permet l'acquisition d'équipements modernes et multiplie les espoirs de gain immédiat pour des prédateurs organisés. Sans nier l'existence de ces enlèvements, il semble opportun de relativiser l'importance de l'Aqmi (son impact réel), ce «rejeton d'Al-Qaïda» qui n'existe plus que dans l'esprit de certains acteurs cherchant plus à en tirer profit qu'à lutter contre. Comme le souligne Alain Chouet, (ancien directeur du service de renseignement de sécurité à la Dgse) «tout contestataire violent dans le monde musulman, qu'il soit politique ou de droit commun, quelles que soient ses motivations, a vite compris qu'il devait se réclamer d'Al-Qaïda s'il voulait être pris au sérieux, s'il voulait entourer son action d'une légitimité reconnue par les autres, et s'il voulait donner à son action un retentissement international». Ce surinvestissement médiatique permet à cette organisation en déclin de devenir un «pôle de ralliement» et de se «métamorphoser», ajoute Jean-Pierre Filiu. En effet, une réelle contestation politique islamiste pouvant dégénérer en violence islamiste existe du fait de l'accumulation et du pourrissement de frustrations de nature politique et économique (concept de sociétés bloquées) mais derrière laquelle peuvent se cacher toutes les manipulations possibles. Ainsi, Aqmi semble être l'arbre qui cache la forêt, le terrorisme amplifié voilant les véritables enjeux et menaces. Qu'ils s'appellent Aqmi ou autre, il s'agit principalement d'acteurs cherchant à tirer profit du désordre sahélien. Le tableau est complexe et il est difficile d'y voir clair et de déceler ce qui relève de l'intox et de la réalité. Néanmoins, trois types d'acteurs retiennent l'attention : Un axe que nous pourrions qualifier de «business» qu'il convient d'identifier avec précision. Des acteurs divers sont attirés par cet espace de fragilités et s'allient avec des forces locales afin de tirer bénéfice du désordre : c'est ce que l'on peut qualifier de criminalisation des acteurs économiques : c'est la criminalisation financière. Le danger réel risquant d'impacter durablement les équilibres des sociétés sahéliennes est la prise de contrôle du pouvoir par des acteurs criminels vivant de rentes criminelles. Ainsi se produit le basculement d'une criminalisation économique vers une criminalisation politique. L'axe politico-énergétique: l'arc sahélien, zone de vulnérabilités et sous-défendue, attire toutes les convoitises du fait des richesses de son sous-sol et des futurs projets de désenclavement des ressources énergétiques (Tgsp, etc.). Dans ce cas de figure, il s'agit de cartels, des grandes Majors et nous basculons dans les intérêts stratégiques et les identités multiples. Ces acteurs sont en mesure et dispose des moyens de corrompre, créer des leurres, posséder une armée privée, armer des rébellions et des dissidences, etc. Leur capacité d'action est extrêmement puissante et significative. Par ailleurs, des Etats sont derrière : ainsi, la menace terroriste est amplifiée, voire nourrie, afin de permettre à des Etats en rivalités pour la prise de contrôle des richesses, de se positionner économiquement et militairement au sein de ce couloir stratégique reliant l'océan Atlantique à la mer Rouge et offrant la possibilité de peser sur les équilibres géopolitiques et énergétiques du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest. Plus spécifiquement, compte tenu de l'accroissement progressif des richesses énergétiques et minières de la zone, celle-ci s'érige en «hub énergétique» de plus en plus convoité par les grandes puissances désireuses de sécuriser et diversifier leurs approvisionnements en hydrocarbures. La géopolitique des tubes, sur fond de rivalités croissantes, commence à se dessiner, les grands de la planète organisant progressivement le désenclavement de ces richesses vers les zones de consommation, en Asie, via le Soudan, en Amérique, via le golfe de Guinée, et vers l'Europe continentale, à travers le Sahara et le Maghreb. Dans ce contexte, il leur devient nécessaire de créer des catégories de perversions qui obéissent à leurs finalités. En effet, sans nier l'existence de quelques éléments se réclamant du terrorisme djihadiste et sillonnant la bande sahélienne, la focalisation par les Occidentaux sur le Sahel représenté comme une sorte de «nouvelle zone tribale à la pakistanaise» d'où pourraient provenir de lourdes menaces, n'est pas neutre et dépourvue d'arrières pensées. Il s'agit de ne pas se laisser abuser par l'épouvantail Al-Qaïda ! Par ailleurs, nous assistons à une exacerbation des rivalités et des tensions entre les voisins de «l'océan sahélien» (Algérie, Maroc, Libye). Compte tenu de la prééminence de ses moyens militaires et autres (humains et économiques), l'Algérie s'érige progressivement en pivot de la lutte contre le terrorisme au Sahel. Cette orientation répond à une ambition algérienne visant à affirmer son leadership sur ce théâtre en relativisant le poids du Maroc et de la Libye. En effet, cette posture confère à Alger une rente de situation monnayable auprès de puissances étrangères soucieuses de sécuriser leurs approvisionnements en matières premières sensibles. Par ailleurs, du fait de sa géographie lui permettant de contrôler les routes des flux sahéliens, cette stratégie permet aux autorités algériennes de s'approprier des ressources de substitution permettant de lisser les variations du prix du pétrole. Troisième axe, les réseaux mafieux locaux, qui tel un nodule, se greffent sur un corps malade en se donnant une rhétorique «al-qaïdiste» afin de brouiller les cartes d'intelligibilité. Les trafics sont nombreux : armes, véhicules, cigarettes, êtres humains, médicaments, avec une fulgurante montée en puissance du trafic de drogue (cocaïne depuis l'ouest et héroïne de l'est, érigeant la ceinture sahélienne en véritable «hub du narcotrafic»), etc. Ces trafics ont toujours existé et existeront toujours. Ils ne constituent qu'un élément supplémentaire de déstabilisation sur l'échiquier sahélien.
Le développement du trafic de drogue Il convient notamment d'accorder une attention particulière à la montée en puissance du trafic de drogue en provenance d'Amérique latine. Devenue une nouvelle plaque tournante du trafic de drogue, le Sahel fait désormais partie des circuits les plus prisés des réseaux de trafiquants (cartels colombiens, etc.) très organisés traversant les continents. Pour gagner l'Europe, les narcotrafiquants empruntent des chemins clandestins traversant les pays de l'Afrique de l'Ouest (Guinée-Bissau, etc.) et le désert sahélien en infiltrant plusieurs pays de la région notamment la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Darfour. Les inquiétudes qui peuvent découler de ce tableau sont multiples : les narcotrafiquants créent de nouveaux marchés nationaux et régionaux pour acheminer leurs produits. Ayant besoin de sécuriser le transit de leur marchandise, ces narcotrafiquants recourent à la protection que peuvent apporter, par leur parfaite connaissance du terrain, les groupes terroristes et les différentes dissidences, concourant ainsi à leur financement ; le trafic de drogue risque d'être un facteur déterminant de la future géopolitique de la zone (en termes de stabilité et de paix) ; espace de transit, le Sahel concentre un flux important d'argent qui circule entre les mains d'intermédiaires (passeurs de marchandises). Ces derniers peuvent s'en servir pour développer des activités illicites dans la région ou ailleurs Dans ce contexte fortement incertain, l'ampleur de la menace et le sens du bon voisinage stratégique dictent une collaboration étroite entre les voisins de cette mer de sable afin de coordonner leurs renseignements et leurs moyens de lutte : des actions concertées et coordonnées sont indispensables afin de briser le cycle de la violence et d'éviter l'enracinement de l'insécurité. En effet, la sécurité de cet «océan sahélien» ne peut, comme en mer, que relever d'un effort concerté des riverains, notamment dans l'échange de renseignements et d'une perception commune des menaces, afin de dissiper des stratégies qui, pour le moment, ne convergent pas mais se croisent, voire se neutralisent au nom d'intérêts stratégiques propres. Ainsi, en termes d'efficacité, la lutte contre le terrorisme et le crime organisé ne peut plus se concevoir à partir de catégories telles que l'intangibilité des frontières, la souveraineté ou les rivalités pour le leadership régional ; elle doit au contraire s'articuler autour de domaines d'application transversaux et sur des aires régionales intégrées, soumises aux mêmes problématiques et aux mêmes menaces, transcendant le prisme purement national. M. T. *Chargé des études africaines à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire (Iirsm) *Publié le 04-06-2010, in CF2R, du Centre français de recherche sur le renseignement