L'historien Gilles Manceron a souligné, samedi à Paris, lors du colloque sur l'assassinat de personnalités politiques maghrébines et françaises par les services de renseignement français, que ceux-ci ont cherché à chaque fois à brouiller les pistes en lançant de fausses revendications sur ces assassinats. Intervenant lors de ce colloque portant sur la vérité sur les crimes coloniaux, organisé à l'Assemblée nationale, il a indiqué que ces services diffusent des hypothèses écrans qui sont autant de tentatives pour dissimuler leur implication. «La main rouge» n'existe pas en tant que telle «c'est un écran de fumée, un panneau destiné à dissimuler le véritable auteur qui est le Service français de documentation extérieur et de contre-espionnage (Sdece)», a soutenu l'historien. «Ce n'est pas un Etat démocratique à disposer de services secrets que nous voulons ici mettre en cause dans cette rencontre», a-t-il tenu à expliquer par ailleurs. «Un Etat démocratique peut disposer de services de contre-espionnage, de renseignement, voire d'actions pour mener des opérations sur son territoire ou hors de son territoire lorsque ses instances politiques décident qu'il en va de la survie de sa démocratie. Ce n'est pas de tels services que nous voulons remettre en question aujourd'hui», a-t-il précisé encore. «Ce à quoi nous appelons, c'est une exigence de vérité sur une page de l'histoire contemporaine de la France, celle qui concerne l'histoire coloniale et en l'occurrence sur un certain nombre de crimes qui en font partie», a relevé l'historien. Il a souligné également que les indices sur les assassinats de Farhat Hachad, Me Amokrane Ould Aoudia, Mehdi Ben Barka et Henri Curiel, semblent montrer que le service action du Sdece, «service officiel dépendant des décisions de responsables politiques français» y a été impliqué et que ces cas constituent des exemples emblématiques de «la violence contre les militants anticolonialistes». Gilles Manceron rappelle alors que le 21 mai 1959, l'un des avocats qui défendait les militants du Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d'Algérie, Me Amokrane Ould Aoudia, du barreau de Paris, a été assassiné dans le IIe arrondissement, rue Saint-Marc, en sortant de son cabinet, par des agents du service action du Sdece, avec l'aval du Premier ministre, Michel Debré. De la même façon, sous la IVe République, a-t-il ajouté, le 11mai 1955, il y a eu une décision des autorités politiques françaises, sous l'égide d'un gouvernement présidé par Edgar Faure, qui donnait l'ordre de tenter d'assassiner les chefs du FLN. «Et c'est ainsi que quatre tentatives d'assassinat ont été organisées pour tenter de tuer Ahmed Ben Bella (premier président de la République algérienne), trois au Caire (Egypte) et une à Tripoli (Libye)», a-t-il dit. Et c'est le Sdece également, a soutenu l'historien, qui le 22 octobre 1956 a organisé le détournement, dans l'espace international, de l'avion qui transportait les chefs du FLN de Rabat vers Tunis avec l'accord du secrétaire d'Etat des forces armées de l'époque, Max Lejeune, et du président du Conseil, Guy Mollet. Après la guerre d'Algérie, en octobre 1965, «ce sont les policiers français du Sdece qui ont organisé avec les services marocains l'enlèvement, à Paris, de l'homme politique, le militant anticolonialiste Mahdi Ben Barka suivi de son probable assassinat», a encore rappelé Gilles Manceron. Il cite dans ce contexte des documents des services de renseignement britanniques qui révèlent que toutes les preuves semblent indiquer «une grande complicité» dans l'affaire Ben Barka, du côté français. «Les deux côtés (marocains et français) semblent apparemment être responsables à part égale», a-t-il ajouté, citant toujours, les services de renseignement britanniques. Il évoque enfin l'assassinat d'Henri Curiel, le 4 mai 1978, à Paris, relevant que c'est aussi le Sdece qui est derrière ce crime, selon un ensemble d'enquêtes et de témoignages «récents, crédibles et concordants», soulignant que «si un tel assassinat a été commis par le Sdece, il l'a été avec l'aval du président de la République» qui était alors Valéry Giscard d'Estaing. Pour Jean Philippe Ould Aoudia, venu apporter son témoignage, le meurtre de Me Amokrane Ould Aoudia constitue un véritable cas d'école en matière de crime d'Etat. «En raison de la connaissance totale de la chaîne des responsabilités, le mobile est connu. Il s'agissait d'empêcher que soit révélée la pratique de la torture en France et à Paris en particulier. Et plutôt que sévir contre les tortionnaires, l'Etat choisit de réduire au silence ceux qui la dénonçaient et de saisir les livres qui en parlaient (La Question, La Gangrène)». Bachir Ben Barka, le fils du militant marocain anticolonialiste, a souligné que l'assassinat politique a été systématiquement appliqué par les autorités coloniales «directement ou indirectement comme une arme contre le mouvement de libération nationale pour l'affaiblir, diminuer ses potentialités à mettre sur pieds une société démocratique de l'après indépendance». La journaliste Sylvie Tubiana est intervenue pour évoquer le parcours militant d'Henri Curiel, assassiné le 4 mai 1978, à Paris, et qui avait animé un réseau français de soutien à la lutte pour l'indépendance de l'Algérie et soutenu l'action de Ben Barka dans sa lutte anticoloniale. Elle a expliqué aussi comment les ultras de «l'Algérie française» et l'OAS, se sont implantés dans l'Etat giscardien «pendant un septennat marqué par des crimes politiques de toutes sortes». «Sans avoir été un combattant de ‘'l'Algérie française'', Giscard d'Estaing en était un fervent partisan. Le mépris, le racisme qu'il avait pour les Algériens est raconté par Paul Balta, qui était alors correspondant du journal Le Monde en Algérie», a-t-elle rapporté. L'historien du colonialisme, René Gallissot, a estimé pour sa part que Farhat Hachad a été assassiné parce qu'il est la figure de l'action syndicale et de l'action proche du milieu ouvrier et proche également des mouvements politiques de gauche dans le combat contre le colonialisme. Il a en outre souligné que ce syndicaliste a également été assassiné parce qu'il était porteur de la concertation syndicale maghrébine qui était en gestation avec les Algériens et les Marocains. Sur les enquêtes supposées être menées pour élucider les circonstances des assassinats politiques, il a relevé que l'échec de ces enquêtes est dû au fait que les juges se soumettent aux directives des autorités politiques et que tout le monde sait que ça finira par un non-lieu. L'affaire Ben Barka, a-t-il dit, est la seule qui reste ouverte à ce jour, car son corps n'a pas été retrouvé et on ne peut par conséquent pas prononcer un non-lieu. «Il faut combattre pour que les archives ne soient pas triées, dissimulées et pour qu'elles soient versées et soient consultables», a ajouté René Gallissot. «Ce qu'il faut retenir c'est qu'il y a interdiction de tout refus de consultation des archives des services de secret défense quand il y a assassinat politique, quand il y a massacres coloniaux. Or les crimes et les assassinats politiques continuent car c'est l'impunité qui prévaut», a-t-il déploré. Ce colloque s'est déroulé à l'initiative de l'association Vérité et justice pour Farhat Hachad, en association avec l'Institut Mahdi Ben Barka et Sortir du colonialisme, avec le soutien de syndicats français, dont la Cfdt et la CGT, et d'associations militant pour les droits de l'Homme, dont la Ligue française des droits de l'Homme (LDH) et le Mrap. APS