La pression n'était pas que médiatique. La presse nationale privée n'avait fait que relayer les éléments d'un grand scandale de pots-de-vin qui a placé le «gagne-pain» des Algériens, Sonatrach pour ne pas la nommer, au cœur d'une grosse affaire de corruption aux ramifications internationales et impliquant des responsables à un très haut niveau de l'Etat. Toutes les pistes menaient au pré-carré présidentiel, du moins celui qui avait la haute main sur le secteur des hydrocarbures une décennie durant. Les commissions révélées par la presse italienne et canadienne se chiffrant par centaines de millions de dollars, l'opinion nationale en a conçu un fort sentiment de dégoût, de honte et de révolte contenue. Plutôt que d'aller à contre-courant de ce sentiment général de révolte, en minimisant le scandale ou en annonçant des décisions en trompe-l'œil (une vieille technique pour désamorcer les tensions et laisser le temps refermer la trappe de l'oubli), le président Bouteflika a opté pour une stratégie du deux coups en un. Primo, il ne s'est pas cantonné dans le silence propre aux situations où il n'y a rien à dire tant la responsabilité de l'Etat et du pouvoir politique est flagrante, énorme et impossible à voiler. Secundo, en se plaçant lui aussi du côté de la masse des indignés qui voudraient que le crime économique qui a jeté l'opprobre sur toute une nation ne restât pas impuni. Jusque-là, à ce stade de l'intention, on ne trouvera pas à redire. La question se pose par contre de savoir si de redire sa confiance dans la justice pour qu'elle réagisse avec la diligence voulue est suffisant. « […] Je fais confiance à la justice de notre pays pour tirer au clair l'écheveau de ces informations, pour situer les responsabilités et appliquer avec rigueur et fermeté les sanctions prévues par notre législation», a écrit le chef de l'Etat dans son message à l'Ugta et aux travailleurs à l'occasion de la célébration de la journée du 24 février. Nul doute que les magistrats qui enquêteront et instruiront l'affaire ne refermeront pas le dossier sitôt ouvert. Mais une mise en perspective, par rapport à ce dernier scandale, d'autres faits tout aussi d'actualité, donneraient de fortes raisons de céder à un «doute raisonnable». Et d'abord sur une justice qui, dans des affaires impliquant de hauts responsables, et par delà les effets d'annonce d'un faux activisme volontariste, n'a pas pu sortir de sa carapace de machinerie judiciaire qui ne tourne que pour mieux s'engluer dans l'immobilisme. La lettre interpellatrice de M. Hocine Malti, un ancien vice-président de Sonatrach sur la responsabilité de la justice transformée en éteignoir des grands scandales de corruption, pose en fait le doigt sur la plaie. Pour lui, le fléau et la balance comme symbole ne sont que des marionnettes dont les ficelles sont tirées par d'autres mains. Il suggère dans sa courageuse philippique que ceux qui détiennent le pouvoir de dire et d'agir déclarent franchement que la justice algérienne est entièrement libre de dire et d'appliquer le droit en toute indépendance, de se soustraire aux influences et aux ingérences directes ou indirectes, d'où qu'elles viennent. Le président de la République a-t-il répondu pour lui, et par procuration pour d'autres, à l'interpellation de Malti ? Rien n'interdit de le comprendre ainsi. Si les engagements solennels pris par le Magistrat suprême ont encore un sens dans notre pays, il ne resterait alors aux magistrats, qui ont entre les mains la dernière bombe Sonatrach, qu'à s'armer de courage en n'écoutant que leur seule conscience, le regard fixé sur le feu vert présidentiel. Mais la mise en perspective ne s'arrête pas là. Depuis l'affaire Khalifa (en 2003 !), du nom du banquier éponyme, la plupart des grandes affaires de corruption et de détournement de biens publics trainent en longueur dans les tribunaux et ne remontent que rarement jusqu'aux maîtres d'ouvrage et protecteurs des prédations à grande échelle. Un signe encourageant de la justice aurait pu venir de la célérité et des sanctions conformes à la législation, ni plus ni moins, avec lesquelles elle aurait pu traiter certains gros dossiers, comme ceux de l'autoroute Est-Ouest, de la Concession générale agricole et d'autres encore. Au lieu de quoi, l'auguste main n'a été lourde qu'avec les lampistes. Qui peut, en son âme et conscience, reprocher aujourd'hui aux frères Keramane de ne pas avoir répondu aux convocations de la justice à propos des largesses, avec l'argent public, du faux banquier Moumène Khalifa ? Leur fuite ne peut, certes, ni les innocenter ni les inculper totalement. Mais quand on voit quels sont le statut et la position sociale de ceux qui ont payé… Il faut être sans illusions, la justice n'est pas la panacée, mais c'est elle qui sanctionne et répare les dommages causés quand le devoir de l'Etat est de prévenir et d'empêcher le pouvoir qui l'incarne de devenir «corruptogène». Dans le cas du scandale Sonatrach, l'offense et l'humiliation sont celles de tout un peuple. Normalement, c'est donc bien à la justice de réparer et de sanctionner aussi les faillis dans l'Etat. La leçon est vieille comme le monde, seul «ce qui n'offense pas la société n'est pas du ressort de sa justice», écrivait le moraliste Vauvenargues. A. S.