Atlantico : Le Front djihadiste Ennosra, en première ligne dans le combat contre le régime syrien, a annoncé mercredi qu'il prêtait allégeance au chef d'Al-Qaïda, Ayman Dhawahiri. Cette annonce change-t-elle la nature du conflit syrien ? François Géré : Depuis 2003 la Syrie a constitué une zone privilégiée pour le transit des djihadistes vers l'Irak. Venant du Maghreb mais aussi d'Europe occidentale, ils allaient rejoindre Al-Qaïda en Mésopotamie, alors dirigée par le Jordanien Al Dharqawi, tué en 2006. Cela fait donc dix ans que des liens se sont tissés entre les Irakiens, les Syriens et les «mercenaires idéologiques», minoritaires, venus du monde entier. Ennosra a profité de la radicalisation du conflit, de la livraison d'armes saoudiennes via la Jordanie. Ses militants sont absolument fanatiques comme en témoigne depuis un an l'augmentation des attaques suicides.
Quelle est la portée du ralliement des djihadistes du Front Ennosra à Al-Qaïda ? La vigueur de cette proclamation constitue un acte politique, principalement à l'intérieur de la mouvance djihadiste. Heureusement, ces différents groupes sont travaillés par de fortes dissensions internes liées à leur appartenance nationale et aux violentes rivalités de personnes. Rechercher l'adoubement par Dhawahiri est une façon de se démarquer des autres et de se voir conférer un prestige. Ennosra a voulu se dégager de la tutelle irakienne, incarnée par «l'émir» Abou Bakr al Baghdadi qui entendait fédérer les djihadistes du Levant. Les relations risquent de devenir très tendues, voire conflictuelles. Cette fracassante proclamation pourrait aussi devenir gênante pour les Saoudiens, qui peuvent difficilement continuer à soutenir une organisation qui fait allégeance à ses adversaires déclarés (Dhawahiri et le Majlis qui dirige Al-Qaida). Dans les régions riches en ressources du nord de la Syrie, les factions les plus radicales semblent avoir pris l'avantage. Faut-il craindre la naissance d'un nouveau sanctuaire terroriste en Syrie ? On se trouve devant plusieurs cas de figure aussi improbables les uns que les autres tant que les armes parlent et que la diplomatie ne parvient plus à s'imposer. Il peut y avoir un éclatement de la Syrie dont en principe personne ne veut. Le Nord serait alors une sorte de micro Etat soumis à la charia. C'est très peu probable. Il peut y avoir à la fin de la guerre civile une structure fédérale, semblable à celle de l'Irak, loin d'être parfaite, ce serait un moindre mal car l'Etat syrien serait conservé dans ses frontières. Mais le Nord sous domination djihadiste deviendrait de facto une base pour la propagation idéologique et l'action violente recourant au terrorisme. Enfin on peut encore envisager l'instauration d'un gouvernement de réconciliation nationale qui prendrait, entre autres, pour objectif de purger le pays du djihadisme.
Cette annonce est un coup dur pour l'opposition syrienne, mais une aubaine pour le régime. Le rêve de Bachar al-Assad est-il en train de s'exaucer ? On connaît les réticences des pays occidentaux, notamment de la France à livrer des armes à l'ASL de peur qu'elles ne finissent entre les mains des djihadistes salafistes. Le Pentagone avait même émis l'idée farfelue d'utiliser des drones contre les djihadistes syriens tout en armant les "bons" combattants. Après la démission de M. Moaz Al Qatib, c'est un nouveau coup porté contre ceux qui espéraient qu'un gouvernement d'union et de réconciliation nationale pourrait voir le jour. Cela ne peut que renforcer les arguments de la Russie, mais aussi conforter l'action iranienne en Syrie. Cela ne signifie pas pour autant que Bachar puisse retrouver une légitimité. En revanche la claire perception du danger djihadiste permet de renforcer son clan, ses partisans. Cela éloigne pour longtemps toute perspective de démocratie en Syrie. *François Géré est historien spécialiste des questions géostratégiques In Atlantico du 12 avril 2013