«J'ai discuté avec Blanc et il a m'a dit : «Oui, t'as raison» «Je ne comprends pas que Zidane n'ait pas parlé» Dans un entretien accordé à L'Equipe que nous reproduisons en intégralité, Lilian Thuram maintient ses positions sur le système des quotas, répond à Dugarry et parle de sa conversation téléphonique avec Laurent Blanc. En quoi cette affaire est-elle grave et quelles incidences peut-elle avoir sur le foot français ? C'est très grave, car des entraîneurs de la DTN, une des structures les plus importantes du football français, veulent mettre en place une discrimination en établissant des quotas basés sur la binationalité. C'est la volonté de discriminer des enfants de douze ans, en voulant le faire sans le dire ou plutôt en disant : «Ça reste entre nous, ça ne sort pas d'ici.» Des discours limites, sur les Noirs, les Blancs, les femmes, les juifs, les musulmans, les homosexuels, les handicapés, il y en a tous les jours dans notre société. Parfois, on a tendance à dire les choses sans se rendre compte de leur portée. Chacun d'entre nous peut avoir des réflexions pas très intelligentes pour présenter l'autre. Mais mettre en place un système discriminant avec des quotas de 30% est inacceptable. Cette affaire a-t-elle passé un cap depuis qu'on a appris que celui qui avait été désigné comme la «taupe», Mohamed Belkacemi, avait remis l'enregistrement à André Prévosto, directeur général adjoint de la Fédération, et non à Mediapart ? Je ne veux pas épiloguer sur le fait que la Fédération avait les enregistrements ou pas. On peut se poser plein de questions, sans réponse. Est-ce qu'ils ont écouté la bande et n'ont pas voulu agir ? N'ont-ils pas écouté la bande ? Dans les deux cas, est-ce gravissime ? C'est sûr. Jamais je n'aurais cru que certains entraîneurs puissent un jour réfléchir à des quotas. Une fois de plus, cette discrimination toucherait les populations les plus pauvres. Pour vous, la FFF est-elle raciste ? Non. Pouvez-vous imaginer que le président de la FFF, Fernand Duchaussoy, n'ait pas été mis au courant de cette affaire de quotas, alors que son adjoint avait récupéré l'enregistrement ? Cela semble difficile et même assez incroyable. Mais s'il dit qu'il n'était pas au courant… Je me demande aussi comment des entraîneurs ont pu tenir des propos discriminatoires devant un homme qui s'appelle Mohamed Belkacemi ? Ce cadre technique de la FFF devrait être renvoyé. Qu'est-ce que cela vous inspire ? Un très beau livre d'un auteur uruguayen, Eduardo Galeano : le monde à l'envers. Une vision de la justice biaisée. Plutôt que de le renvoyer, il faudrait plutôt lui donner une médaille. Cela aurait arrangé tout le monde qu'il puisse être la taupe. Pour ne pas avoir à parler des vrais problèmes. Rappelons-nous juste qu'au moment où tout le monde a compris que ces propos étaient vrais, beaucoup se posaient la question de qui les avait enregistrés. J'ai eu l'impression de retrouver la situation du capitaine de l'équipe de France (Patrice Evra), à la dernière Coupe du monde, qui cherchait absolument à savoir qui avait donné l'information sur ce qui s'était passé dans le vestiaire alors que le plus important était pour moi ce qui s'était dit. La FFF est garante de certaines valeurs qu'on ne peut pas trahir. C'est ce que vous avez dit à Laurent Blanc ? Oui. On s'est parlés mercredi après-midi, assez longuement. Henri Emile m'avait demandé de l'appeler. Quand je l'ai eu, je lui ai dit : «À aucun moment je n'ai pensé que tu étais raciste ». J'ai ajouté : «On t'a amené sur un terrain que tu n'as pas maîtrisé.» Lors de cette réunion, il dit que ça ne le dérangerait pas d'avoir onze Blacks dans son équipe. S'il était raciste, il n'aurait pas dit cela. Notre conversation s'est très bien passée. Il a compris que je ne pouvais pas laisser passer ce qui s'est dit. De son côté, il m'a confié que pour lui, la pire des insultes serait d'être taxé de raciste. Il m'a encore parlé des binationaux, ce qui prouve sa sincérité. Il m'a dit : «Mais Lilian, au bout d'un moment, il faut quand même que les mecs choisissent. Le maillot, il faut le porter avec le cœur.» Je lui ai répondu : «Tu es attaché au maillot, je le suis aussi. Les meilleurs, ceux qui seront sélectionnés en équipe de France, le seront aussi. En revanche, on ne pourra pas empêcher ceux qui n'ont pas le niveau de choisir une autre sélection. C'est difficile pour toi à comprendre car tu n'es pas binational.» Il m'a répondu : «Non. C'est vrai, t'as raison.» Dans quel état d'esprit était-il ? Il a l'impression de se retrouver au cœur d'un tourbillon. Je lui ai dit que je le comprenais mais que pour moi, ne rien dire aurait été pire encore. Je ne peux accepter la discrimination des enfants de douze ans. Pensez-vous qu'il puisse démissionner ? Je ne sais pas comment va finir toute cette histoire (pause). Mais si Laurent Blanc confirme qu'il a tenu ces propos et qu'il ajoute que ses mots ont dépassé sa pensée, alors la majorité des Français le comprendront. S'il s'explique, simplement, l'affaire s'arrête là pour lui. Même si je pense qu'il y a eu une véritable volonté de certains de faire passer des messages idéologiques. Encore une fois le «quota de 30%», le «même pas», le «ça reste entre nous», ce n'est pas Laurent Blanc qui le dit. N'êtes-vous pas surpris qu'à part Patrick Vieira et vous, aucun joueur de France-98 n'ait réagi pour dénoncer clairement ces propos ? Oui, je le suis. Pourtant la question est simple : êtes-vous contre les discriminations portant sur les binationaux de douze ans ? Pourquoi une icône comme Zinédine Zidane ne s'exprime-t-elle pas ? Je ne sais pas. Comment réagissez-vous aux propos de Christophe Dugarry qui vous reproche votre côté donneur de leçons et votre dureté envers Laurent Blanc ? Je n'ai aucun problème avec «Duga». Mais encore une fois, il ne parle pas du fond du problème. Effectivement, je suis en colère car le football représente énormément pour moi. Je voudrais que la société aille dans une direction du «vivre ensemble». En France comme en Europe, le racisme ne cesse d'augmenter. Il ne faudrait poser qu'une seule question à Christophe : «Peut-on discriminer des enfants de douze ans ?» Il dit que je suis agressif avec Laurent Blanc ? Mais j'ai parlé avec Blanc. Je pense que si j'avais été agressif, il me l'aurait dit. Il dit que Laurent Blanc n'est pas raciste ? Je dis exactement la même chose. Donc, je ne comprends pas sa réflexion. En gros, Dugarry vous reproche de ne pas être solidaire de France-98 Laurent Blanc ou Dugarry, d'ailleurs, font partie des joueurs qui m'ont permis de réaliser mon rêve d'enfant : gagner la Coupe du monde. Jusqu'à preuve du contraire, je n'ai pas perdu la mémoire. Est-ce que ça justifie que je sois incapable de juger une situation où quelqu'un se dit favorable à la discrimination ? Je ne le pense pas. Si demain, je fais quelque chose de mal, j'espère qu'ils seront les premiers à me le dire. Dugarry devrait prendre de la distance et dire à Laurent Blanc : «Tu es mon copain. Je te connais assez. Cela ne te ressemble pas. Il faut absolument que tu le dises.» C'est aussi ça l'amitié. Quand vous prenez position, il ne faut pas chercher à faire l'unanimité. Je peux me tromper. Je ne prends pas les propos de Dugarry comme une agression. Même lorsqu' il raconte qu'après la finale de 1998, vous auriez souhaité poser juste avec les Blacks de l'équipe de France ? Quel message cherche-t-il à faire passer ? Que moi aussi je discrimine ? C'est évident. C'est d'ailleurs pour cela que je travaille autour du racisme. S'il assimile cette histoire à de la discrimination, nous ne sommes pas dans la même réflexion. Mais pourquoi cette photo ? Tout simplement parce que ce sont mes amis. Et il oublie de dire qu'on a fait d'autres photos avec tout le monde. C'est un peu puéril tout ça. Êtes-vous un redresseur de torts comme certains vous le reprochent ? Mais je ne suis pas un redresseur de torts ! C'est très important de le dire. J'espère que j'aurai toujours la force de dénoncer toutes les formes de discriminations. On vous reproche en outre d'avoir quitté le conseil fédéral où vous auriez pu combattre ces discriminations… Sincèrement, si j'avais pensé que la meilleure façon de combattre le racisme dans le football c'était d'être au conseil fédéral, alors j'y serais resté. Si j'y suis entré, c'était pour aider. J'ai proposé, par exemple, à la Fédération de mettre en place dans la formation des éducateurs un outil pédagogique sur le racisme. Cela n'a pas été retenu. Je suis parti car je me suis senti inutile. Aujourd'hui, je me consacre à une fondation qui s'appelle Education contre le racisme. Je vais dans les écoles pour discuter avec les enfants, j'ai écrit un livre (Mes Etoiles noires). Je prépare une exposition au musée du Quai-Branly sur l'Invention du sauvage. Que répondez-vous à ceux qui laissent entendre que c'est vous qui avez remis l'enregistrement à Mediapart ? J'ai entendu cette histoire. Pour certains, je voudrais déstabiliser la FFF pour devenir le nouveau président ou encore ministre des Sports en 2012. Mais qu'ils dorment tranquilles, ce n'est vraiment pas mon objectif. Vous qui connaissez les instances du football comme le monde de l'équipe de France, ne peut-on y voir une tentative de fragilisation de Laurent Blanc ? J'en ai discuté avec lui. Lui me dit que ce n'est pas un hasard si cette histoire sort aujourd'hui, si près de l'élection à la présidence de la Fédération (le 18 juin). Personnellement, je n'en sais rien. Serez-vous un jour candidat à la FFF ? Comme je viens de vous le dire, cela ne me traverse même pas l'esprit. Ceux qui imaginent que mon ambition est d'être président de la Fédération me connaissent mal. Je ne le serai jamais.