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« Je ne suis pas une racaille, moi »
Lilian Thuram. Le plus politique des joueurs français répond à Sarkozy
Publié dans El Watan le 08 - 06 - 2006

« La morale et ses obligations, c'est au football que je le dois. Je ne me sens innocent que dans un stade. »
Albert Camus
Lilian Thuram, figure marquante du onze tricolore, se souvient de son premier sacre mondial. Et pour cause, sa notoriété est née de là, presque incidemment. Il aurait pu être voué aux gémonies après l'erreur qu'il a commise qui a permis à Davor Suker de marquer le but croate. La suite est connue.
Thuram, qui n'avait jamais marqué un but en équipe de France, inscrit deux buts d'anthologie en deuxième mi-temps et permet aux Tricolores de se qualifier pour la finale. Son parcours en sélection est légendaire. Gagner une Coupe du monde en 1998 et l'Euro 2000 reste pour lui un souvenir inoubliable. Mais la médaille a son revers et Thuram annoncera son retrait de l'équipe de France en juillet 2004 après un Euro calamiteux qui n'ira pas plus loin que les quarts de finale. La Grèce en avait décidé ainsi et les Français, tête basse, le cœur lourd, restaient marqués par le syndrome du mondial asiatique. Mais le mercredi 3 août 2005 et devant la piètre posture de l'équipe de France qui n'arrivait pas à décoller des starting-blocs, Zidane annonce officiellement son retour en équipe de France avec Makelele. Sollicité, Thuram le généreux ne pouvait que dire oui. La France sous le choc, et qui était sur le point de gâcher ses chances de qualification pour l'Allemagne, éprouve beaucoup de bonheur à voir ces idoles venir aider un onze sans âme, presque à la dérive. Le pari est tenu et les Bleus certes laborieux décrochent leur billet qualificatif. Il y a quelques jours, la liste des 23 joueurs convoqués par Domenech est rendue publique. Lilian, bien évidemment, en fait partie. Il fait figure de leader de la défense, en espérant, pense-t-il à haute voix, amener l'équipe de France en finale le 9 juillet prochain. Mais Thuram n'est pas qu'un simple footeux. Son engagement politique et ses prises de position en font le porte-flambeau des jeunes. Son franc-parler et son sens critique dérangent certains milieux. Mais il s'en moque éperdument en dénonçant les dérives du football, touché de plein fouet lui aussi par la mondialisation.
Il va droit au but
Parrain de nombreuses causes humanitaires, membre du Haut conseil de l'intégration, Lilian va droit au but lorsqu'il s'agit de stigmatiser le racisme, sujet auquel il est très sensible. A ce propos, le défenseur de la Juventus s'indigne par exemple de ce que le sélectionneur espagnol Luis Aragones ait écopé d'une simple amende pour avoir traité Thierry Henry de « Noir de merde ». « Il n'a pas été licencié parce que ceux qui l'ont jugé pensent que ce n'est pas si grave. Il faut croire qu'insulter un Noir en Espagne, ce n'est rien ! » Thuram ne focalise pas ses observations sur le pays ibérique seulement. Il est conscient que le racisme, cette bête immonde, se répand partout. « En France, rappelle-t-il, ce n'est guère mieux. Un entraîneur peut traiter un adversaire de sale Albanais de merde », sans être licencié. Le défenseur français est comme ça. Entier. Il n'use pas de détours pour dire ce qu'il pense des autres. C'est qu'il n'a pas changé depuis son enfance passée dans les banlieues où il a pu se forger une solide personnalité. Lilian Thuram est né le 1er janvier 1972 à Anse Bernard en Guadeloupe. Il quitte les Antilles à l'âge de 9 ans pour rejoindre la métropole. Ses parents s'installent en région parisienne. Il joue pour différents clubs à Fontainebleau et à Melun. Il commence par jouer avant-centre et se destine plutôt à une carrière d'attaquant. En 1993, il part pour Monaco. Il se reconvertit en défenseur latéral. Il fait trois bonnes saisons avec le club de la Principauté avec qui il remporte la Coupe de France en 1994 et 1996. C'est au début de sa seconde saison à Monaco que Thuram est sélectionné pour la première fois en équipe de France (contre la République tchèque le 17 août 1994). Depuis, il est irremplaçable au sein de la défense française. Il participe à l'Euro en 1996 en tant que titulaire à droite de la défense française. Mais la France est éliminée en demi-finale par une très bonne équipe tchèque. Carton plein à Parme C'est à la fin de l'Euro que Lilian Thuram quitte Monaco pour rejoindre le club de Parme. Thuram y passe du statut de bon joueur à celui de grand joueur et il est élu, pour sa première saison dans le Calcio (le championnat le plus difficile au monde), meilleur joueur étranger. Il se sent bien à Parme où il est tout le temps titulaire aux côtés d'Alain Boghossian, Fabio Cannavaro, Ariel Ortega, Diego Fuser ou encore Gianluigi Buffon. Lors des deux dernières saisons à Parme, Thuram a été titulaire 77 fois sur 78. La saison 1998/99 est celle de toutes les réussites puisque Thuram remporte avec son club la Coupe d'Europe des coupes et la Coupe d'Italie. Lorsque la colère a éclaté dans les cités défavorisées, il s'est senti naturellement impliqué « parce que les jeunes veulent être mieux insérés socialement. Ils veulent un avenir. Malheureusement ce qu'on leur propose, c'est la précarité » ; avant d'enchaîner, fustigeant tous ceux qui sont censés jouer le rôle d'éclaireurs mais qui attisent le feu de la haine. Il dénonce ces élites françaises, responsables de la radicalisation de la société. « Vous savez, les mots ont un sens. Lorsqu'un philosophe respectable comme Alain Finkielkraut déclare que l'équipe de France de football fait rigoler toute l'Europe parce que, aujourd'hui, elle est “black, black, black”, cela signifie-t-il que les Noirs ne sont donc pas Français ? Si vous êtes d'origine russe, italienne ou polonaise, vous êtes un Français parfaitement intégré. Mais moi qui suis Antillais et Français depuis une éternité, est-ce que je reste un non-Français à cause de la couleur de ma peau ? Oui, les mots ont un sens, et Nicolas Sarkozy, lorsqu'il emploie certains termes, porte une responsabilité dans la crispation de notre société. Comme si certaines idées, clairement identifiées à l'extrême droite il y a quelques années, avaient été récupérées et devenaient aujourd'hui “normales”... » Lorsqu'on lui demande si l'état actuel de la société française inquiète, il répond par l'affirmative. « Oui, car j'ai le sentiment qu'elle s'américanise, dans le mauvais sens du terme. Les ghettos se forment, les riches vivent d'un côté, les pauvres entre eux, les communautés se replient sur elles. Il faut savoir quelle France on veut dans l'avenir : un pays au sein duquel l'identité nationale est partagée par toutes les couches sociales, ou un pays divisé et miné par les intérêts communautaires. Je trouve que l'on entend un peu trop le terme de minorités, et j'aimerais qu'il disparaisse du vocabulaire des politiques ! Tout le monde devrait avoir la même visibilité dans cette société et les mêmes droits. Mais pour que les gens s'identifient à ce pays, il faut agir, éduquer, ouvrir les ghettos. On n'en prend pas le chemin... » Lilian arrive même à regretter son enfance près de Fontainbleau où il vivait en harmonie. « Il existait un mélange social au sein de la cité qui semble avoir disparu. De ce point de vue, la situation s'est nettement dégradée depuis une quinzaine d'années. Au lieu de favoriser cette ghettoïsation, les responsables devraient tout mettre en œuvre pour tisser des liens entre Français, quelles que soient leurs origines. »
Les politiques sont coupables
Les politiques sont coupables, car leurs discours prônent la séparation et favorisent le communautarisme. Chacun dans son coin, voilà la réalité. Thuram est très remonté. « Je ne suis pas une racaille, moi », répond-il aux propos provocateurs du ministre de l'Intérieur Sarkozy qui avait qualifié de racaille la jeunesse révoltée des cités, mettant ainsi le feu aux poudres ; favorisant une montée insidieuse du racisme. D'autres problèmes alourdissent encore la situation, comme celui des discriminations, qui fait que les jeunes se sentent frustrés et se demandent comment ils vont s'en sortir. « Il fut un temps où l'école jouait un rôle très important, on avait l'impression qu'on pouvait réussir grâce à elle. Mais, aujourd'hui, c'est fini. Beaucoup se disent : ‘‘Même en réussissant à l'école, j'aurai du mal après, je ne trouverai pas de boulot.'' C'est ça, le fond du problème. Et la conséquence, c'est que les jeunes ne se reconnaissent plus dans la société française. Mais comment se dire “Français” quand on n'est plus reconnus comme tels par les autres ? Les prises de parole du ministre de l'Intérieur n'y aident pas, c'est certain. » A propos de la très contestable loi du 23 février 2005, plus particulièrement son article 4, très critiqué, qui entend promouvoir le « rôle positif de la présence française outre-mer », la réaction de Thuram est sans équivoque. « Je ne sais pas comment on a pu en arriver là. C'est une remise en cause incroyable, le fruit d'une lecture de l'histoire coupable. C'est insensé qu'une telle loi, qui nie l'évidence, ait pu être votée. Pourtant, cela peut être le rôle des politiques de fixer des limites. Mais là, le contenu est scandaleux. Il y a incontestablement en ce moment une libération de la parole raciste, très inquiétante. Comment la combattre ? » Ce n'est pas un hasard si des gens comme Alain Finkielkraut peuvent dire des choses aussi graves que celles qu'il a dites dans un entretien au quotidien israélien Haaretz, le 18 novembre dernier, le philosophe avait confié notamment : « Un Arabe qui incendie une école, c'est une révolte, un Blanc, c'est du fascisme », ou encore « l'antiracisme sera au XXIe siècle ce qu'a été le communisme au XXe »). « A la limite, ce qui est grave, ce ne sont pas ses propos, c'est qu'on lui donne la parole, c'est qu'il puisse trouver aussi facilement une tribune. Son message est dangereux parce qu'il pousse les gens à s'éloigner les uns des autres. Or, c'est l'inverse qu'il faut faire. Nous sommes tous Français, parce que nous avons une culture commune, une histoire commune. Il faut réfléchir à cette histoire commune pour mieux vivre ensemble. Qu'a-t-on à gagner à se séparer ? » Thuram est le même et ne ménage même plus ses amis lorsqu'il s'agit de dire des vérités. Son franc-parler, il l'applique aussi à ses équipiers. Barthez notamment auquel il pardonne mal son crachat sur un arbitre marocain. « S'appeler Barthez ou Thuram n'est pas à mes yeux une circonstance atténuante. » « Son passé de joueur, les services rendus, ne doivent pas entrer en ligne de compte. Ce n'est pas parce que quelqu'un a la légion d'honneur qu'on doit le juger autrement. »
Parcours
Né le 1er janvier 1972 à Pointe à Pitre (Guadeloupe), Lilian Thuram est surnommé par ses proches Monsieur Propre ou le philosophe. Il joue actuellement à la Juventus de Turin. Lilian nous renvoie au temps des défenseurs à l'ancienne, peu adroit, balle au pied et ne s'aventurant jamais hors de leurs bases. Ce compétiteur né a fait ses premières armes à Monaco, où il est resté 6 ans avant de rejoindre l'exigeant Calcio italien réputé par sa virilité. L'ancien de Fontainebleau signe alors à Parme. Mais au bout de 5 saisons pour une seule participation en ligue des champions, l'international répond aux appels du pied de la Juve, impressionnée par les performances individuelles de ce monstre défensif élu meilleur joueur étranger (1997) et meilleur défenseur du Calcio (1998). La Vieille Dame débourse même 35 millions d'euros, le record de l'époque pour un défenseur. Champion du monde en 1998 et champion d'Europe, Lilian a plusieurs distinctions à son palmarès. Avec Zidane et consorts, il espère rééditer l'exploit réalisé un certain mois de juillet 1998 au Stade de France. « La tâche est difficile, mais on fera tout pour parvenir », concède-t-il plein d'optimisme.


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