« Pour moi, la révélation de ce début de l'Euro est la Russie .» Alors qu'il pèse deux Coupes d'Europe des clubs champions, deux Coupes intercontinentales, deux Supercoupes d'Europe et une finale de Coupe du monde notamment, Arrigo Sacchi a conservé l'humilité des petites gens de la campagne italienne d'où il est originaire. Le magicien de Fusignano, du nom de son village natal, comme on le surnomme en Italie, avait la voix enrouée par un coup de froid qui l'a cloué au lit dans sa chambre du Marriot hôtel où logent les journalistes et les consultants d'Al Jazeera Sport. C'est dans la chaîne qatarie qu'il a côtoyé et apprécié l'un des nôtres, Abdelhak Benchikha, et c'est grâce à l'ancien sélectionneur national qu'il a accepté de s'adresser aux lecteurs du Buteur, malgré la fatigue et la maladie. Il avait peut-être la voix affaiblie, mais ses analyses sont très pertinentes. Appréciez ! Bonjour M. Sacchi et merci d'accepter de nous accorder cet entretien, malgré la fatigue due à votre maladie... Pas de soucis puisque vous êtes l'ami de Benchikha. Vous savez, juste après l'interview, je vais de nouveau retrouver ma chambre pour me reposer. Essayez d'être court s'il vous plaît. Eh bien, on va rentrer dans le vif du sujet en vous demandant de nous dresser un premier bilan de cet Euro. Sur le plan du jeu, je n'ai pas vu grand-chose. A part les matchs Italie-Espagne, Russie-Pologne et l'Allemagne qui est bien arrivée à ce tournoi, le niveau de jeu n'a pas été intéressant. Pourquoi, à votre avis ? Vous savez, une sélection nationale n'est pas un club. Il y a une très grande différence. Pour avoir la fluidité dans le jeu, pour avoir la capacité de se mouvoir tous ensemble, en un mot, pour jouer collectivement, il faut travailler ensemble pendant longtemps. Ce n'est malheureusement pas possible en sélection. La seule exception reste l'Espagne dont l'ossature est composée des joueurs d'un seul club, à savoir le Barça, avec en plus le même style de jeu. Comme il n'y a pas de jeu collectif ici, ce sont les individualités qui priment. Pourtant, on n'a pas encore vu de grandes individualités. Ni Cristiano Ronaldo, ni Benzema ni d'autres joueurs fameux, comme Robben ou Sjneider, n'ont jusqu'ici joué sur leur véritable niveau. Y a-t-il une raison à cela ? Oui bien sûr. Les meilleurs joueurs d'Europe jouent tous dans les meilleurs clubs d'Europe. Ils arrivent à l'Euro carbonisés par une saison longue et harassante et sans le vouloir, avec la tête aux vacances. Ils sont non seulement fatigués, mais suffisamment motivés pour réaliser un grand tournoi. Si on n'est pas motivés et si on est fatigués, on ne peut rien faire, même si on est le meilleur joueur du monde. Si l'on comprend bien, c'est à cause du calendrier FIFA qui ne permet pas aux sélections d'être ensemble que le niveau a baissé ? Vous êtes journaliste, non ? Si on vous demande de préparer un long reportage en une journée, vous ferez du bon travail ? Normalement non. Comment voulez-vous qu'un sélectionneur puisse former un bon collectif avec quelques jours de travail seulement ? A la fin de la finale de la Coupe du monde 94 que nous avons perdue contre le Brésil aux penaltys, je me suis présenté en conférence de presse avec mon collègue Parreira. Un journaliste m'a demandé pourquoi j'avais tout gagné avec Parme et Milan et pas avec la sélection et pourquoi le jeu de la sélection ne ressemblait pas à celui des clubs que j'avais entraînés. Je lui ai répondu que tout simplement parce qu'avec Parme et Milan, je faisais 500 entraînements par an et avec la sélection, je n'en faisais que 30. En Coupe d'Europe ou en Coupe du monde, il y a de l'ambiance, beaucoup de supporters, mais le niveau technique et tactique, pfffff. On ne voit rien du tout. Quelle est la révélation de ce début de tournoi à votre avis ? La Russie, sans conteste. J'ai aimé son premier match contre la République tchèque puis sa première mi-temps contre la Pologne. Les Russes m'ont agréablement surpris. Il y a eu bien sûr l'Espagne et l'Allemagne, mais là on ne peut pas parler de surprise puisque tout le monde les attendait. J'aime bien l'Allemagne de Low parce qu'il n'y a pas de stars dans l'équipe. La véritable star, c'est le collectif, ils bougent bien sur le terrain, à part les défenseurs qui ne suivent pas souvent. Sinon, j'ai été déçu par le niveau général du tournoi. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi on veut à tout prix aller droit au but pour marquer. L'Italie a marqué contre l'Espagne de cette façon, hier l'arrière central allemand a pris le ballon au milieu du terrain et est allé droit au but. Je me demande ce qui se passe dans la tête des joueurs. C'est à ce point un mauvais tournoi ? Non, comme je disais tout à l'heure, il y a une belle ambiance avec des stades toujours pleins, il y a de l'intensité dans le jeu. Il y a aussi du fair-play, exception faite à la rencontre Pologne-Russie. C'est bien d'être fair-play, c'est même très bien, mais c'est mieux d'avoir une bonne philosophie de jeu. A chaque fois qu'il y a des problèmes en Italie, la sélection italienne réalise un grand tournoi, comme en 82 et en 2006 avec des affaires de corruption. Vous y croyez, vous ? Ce serait grave qu'on puisse penser que les joueurs italiens puisent leur motivation dans les scandales qui secouent le football italien. Non, si les joueurs ont remporté la Coupe du monde en 82 et en 2006, c'est uniquement grâce à leurs qualités. Ça sera le cas aussi durant cet Euro. J'ai aimé leur première mi-temps face à l'Espagne et s'ils jouent comme ça jusqu'à la fin, ils peuvent créer la surprise. Pour la première fois dans l'histoire du Milan, un Algérien y joue. Connaissez-vous Djamel Mesbah ? Bien sûr que je le connais. C'est le latéral gauche venu de Lecce. C'est un bon joueur qui va beaucoup progresser à Milan. Il va vite et couvre très bien son flanc lorsque l'équipe attaque. Il devrait peut-être améliorer un peu son jeu défensif. En général, je le trouve très bon, sinon le Milan ne serait pas allé le chercher à Lecce. Pensez-vous que la présence d'un joueur algérien à Milan peut valoriser le football algérien et le faire connaître un peu plus en Italie ? Oui, sans aucun doute. Vous savez, en Italie on croit qu'on est les meilleurs et qu'un joueur algérien ne peut rien nous apporter. Ce n'est pas vrai et Mesbah a prouvé le contraire. Par exemple, aujourd'hui tous les Italiens sont convaincus qu'ils vont battre facilement la Croatie ce soir. Pourtant, s'ils regardent le classement de l'UEFA, ils se rendront compte que les Croates sont mieux classés que nous. (Ndlr, l'entretien a été réalisé le jour du match Italie-Croatie qui s'est terminé sur un score nul 1 à 1). Tout le monde sait que vous êtes un grand admirateur du foot espagnol. Vous continuez à suivre la Liga ? Bien sûr, comme tout le monde. Vous avez sans doute été heureux après la victoire du Real, surtout après votre passage dans ce club. J'ai beaucoup d'affection pour les clubs que j'ai entraînés, comme Parme, Milan, le Real et l'Atlético. C'est vrai que j'étais heureux pour la victoire du Real Madrid en championnat, parce que je suis toujours ami avec Florentino Pérez, je suis ami avec Mourinho avec lequel j'étais au téléphone avant que vous ne m'appeliez dans ma chambre. Toutefois, je n'aurais pas été malheureux si le Barça avait gagné le championnat une nouvelle fois, parce que le jeu du Barça est tellement harmonieux que je le comparerais à une belle poésie. Le Real joue mieux que les années passées, mais il n'est pas encore arrivé au niveau du Barça. Le Real possède la force, la capacité de gagner, Mourinho est un entraîneur fantastique, mais esthétiquement, le Barça est au-dessus. Il faut savoir qu'il y a une équipe tous les vingt ans qui marque l'histoire de ce sport à jamais. Il y a eu l'Ajax, le Milan AC et aujourd'hui, il y a le Barça. Il est impossible d'avoir deux ou trois équipes comme ça à la même époque. Lorsque Ajax dominait le football, d'autres équipes voulaient l'imiter, mais elles ne pouvaient pas. Même chose pour Milan et aujourd'hui le Barça. Tout le monde veut faire comme Barcelone, mais ce n'est pas facile d'avoir autant de bons joueurs et tous ces automatismes en même temps. Le jeu du Barça est comme une belle symphonie, si l'un des musiciens joue une note une seconde en retard, tout est remis en cause. Au Barça, on a eu la patience de former les bons musiciens et trouver des maestro fiables pour nous créer cette belle symphonie de jeu. Moi, j'ai toujours dit à mes joueurs que j'ai besoin d'un talent au service du groupe, et non pas d'un soliste. Le Real pourra-t-il un jour produire le même jeu que le Barça ? Oui, s'il fait preuve de patience, un projet de jeu puis les hommes qui épousent ce projet de jeu. On a beau avoir les meilleurs joueurs du monde, on ne peut pas en faire la meilleure équipe du monde. Lorsque j'étais directeur technique du Real Madrid, on avait dans une même équipe Raul, Zidane, Ronaldo, Roberto Carlos, Beckham, Figo, Guti, Casillas, Samuel. A chaque match qu'on jouait, il y avait à côté de moi Alfredo Di Stéfano, l'un des meilleurs joueurs de l'histoire de ce sport et qui est en même temps président d'honneur du Real Madrid. Eh bien, sachez que M. Di Stéfano n'a jamais terminé un match. Il partait toujours longtemps avant le coup de sifflet final de l'arbitre en grommelant : ‘Encore un spectacle ennuyeux, je pars !' Vous savez ce qu'il manquait à cette équipe ? Il manquait deux choses : la motivation et une idée de jeu qui devait réunir tout ce beau monde. Sans ces deux choses, il n'y pas de beauté. Ces deux choses existent au sein du Barça d'aujourd'hui et ont existé au sein du Milan que vous aviez entraîné. Selon vous, quelle est l'équipe la plus forte, le Barça ou le Milan des années 90 ? Pour moi, les meilleures équipes du monde durant les 50 dernières années sont Ajax, Milan et le Barça. C'est difficile de comparer ces trois équipes, car elles ont toutes les trois gagné des titres tout en donnant de l'importance à la beauté du geste. Ce sont trois équipes en avance sur leur temps et c'est cela qui permet au football d'avoir autant de fans dans le monde. Non, le football n'a pas été inventé pour ennuyer les gens. Au contraire. Comment le technicien que vous êtes a réussi à imposer un style spectaculaire et offensif dans un football connu d'abord pour ses vertus défensives ? J'ai été tout simplement bien épaulé par mes dirigeants qui avaient une confiance aveugle en moi. Au Milan, on veut avant tout gagner et si je leur propose de vaincre et convaincre comme on dit chez nous en Italie, ils ne pouvaient quand même pas dire non. J'avais aussi des joueurs de très haut niveau qui ont tout adhéré à ma philosophie. (M. Sacchi commence à tousser très fort puis il nous a demandé d'arrêter l'interview parce qu'il ne pouvait plus parler) Un mot pour le public algérien et on vous laisse vous reposer. Je salue chaleureusement le public algérien connu pour son sang chaud comme mon ami Benchikha ici présent, et je dis aux responsables du football algérien que s'ils sont mus par le souci de s'améliorer tous les jours, ils pourront retrouver le niveau qui était le leur dans les années 80. Ça ne sert plus à rien de s'enorgueillir de son passé, il faut travailler. Merci M. Sacchi pour votre amabilité. C'est un plaisir. Si je n'étais pas malade, je serais resté plus longtemps avec vous.