Le chef du gouvernement provisoire tunisien, Hamadi Jebali, a estimé samedi, dans un entretien transmis par l'APS, à la veille de sa visite en Algérie, qu'il faut concrétiser la volonté politique animant la Tunisie et l'Algérie, affirmant que les deux pays aboutiront à une entente et une interaction «très positive». Votre visite est la première du genre en Algérie qu'effectuera un chef d'un gouvernement de coalition tunisien, peut-on prendre connaissance des principaux dossiers à débattre avec les responsables algériens ? Hamadi Jebali : Ma visite officielle en Algérie revêt une importance particulière, au regard de la grande volonté politique qui anime les deux parties et qui doit être concrétisée. La volonté qui existe tant au niveau officiel que populaire, confère un caractère sacré à notre mission qui concerne le présent et l'avenir de nos deux peuples et de notre région. J'espère que cette visite permettra la concrétisation de ces aspirations et de cette volonté sur le terrain, étant convaincu que ce souhait est partagé par les deux parties. Il y a plusieurs dossiers à débattre et à leur tête le renforcement des liens et leur concrétisation. Il s'agit de dossiers à caractère social, économique et commercial. L'autre dossier d'une importance primordiale est la question sécuritaire, d'autant que notre région est exposée aux risques du terrorisme, de l'extrémisme et du trafic d'armes. Cependant, je reste convaincu que grâce à la volonté commune, nous aboutirons à une entente et une interaction très positive pour les deux pays. Le dossier sécuritaire et le renforcement de la coopération algéro-tunisienne notamment dans un contexte marqué par le trafic d'armes et les répercussions de la crise du Sahel, constituent les principaux volets des discussions bilatérales algéro-tunisiennes. Peut-on en savoir davantage sur ce dossier et ses perspectives? Hamadi Jebali : Ce dossier est extrêmement important car sans sécurité, il n'y a plus de vie. Le Tout puissant a dit «le Seigneur de la Kaaba qui les a nourris contre la faim et rassurés de la crainte». Cependant, nous n'avons pas peur pour notre sécurité ni pour celle de nos régimes, mais pour celle de nos peuples et de notre avenir». Certes, la question sécuritaire se pose de façon incessante, en raison de la montée du terrorisme et du trafic d'armes, mais ce dossier est lié à d'autres questions. Si le dossier est sécuritaire, l'approche ne l'est pas et son traitement ne doit pas l'être aussi. Nul ne conteste que la rigueur est de mise pour la préservation de nos frontières comme il est important de former avec nos voisins une unité sécuritaire intégrée. Cependant, la violence et même le terrorisme ont comme causes et origines les injustices sociales, la pauvreté et le chômage. Tant de causes à prendre en compte au sein d'une approche. Cela ne signifie pas fermer les yeux sur la protection de nos frontières. Bien au contraire, il faut coopérer les uns avec les autres pour dissuader tous ceux qui croient que cette région est perméable à l'idéologie terroriste ou au trafic d'armes. La situation tunisienne connaît plusieurs troubles sociaux et une crispation des positions politiques dans le cadre d'une conjoncture économique très difficile. Est-ce que le gouvernement tunisien possède les outils nécessaires pour franchir cette étape et réussir à parachever le processus de transition et à établir des institutions stables? Hamadi Jebali : Cette situation est le résultat d'une révolution, car celle-ci a laissé place à l'instabilité et à l'agitation, voire à un séisme, où tout un chacun est à la recherche d'un nouvel équilibre afin de se repositionner dans un nouvel espace social, sécuritaire, politique et économique. Je considère que cette situation post-révolutionnaire est très normale, au regard des nombreuses expériences vécues à travers le monde, durant lesquelles un lourd tribut a été payé. Nous voulons que le prix à payer soit raisonnable et acceptable pour la Tunisie. En contrepartie, il faut faire plusieurs pas en avant dont le premier serait la refondation politique à travers l'accélération de l'élaboration d'une nouvelle constitution et l'organisation d'élections, car cela est à même d'atténuer les tensions. Toutefois, durant la période qui nous sépare des élections, il faut traiter plusieurs questions socio-économiques et à leur tête le problème du chômage et de l'emploi des jeunes en particulier les diplômés universitaires et la nécessité d'accorder davantage d'intérêt aux régions vulnérables délaissées par l'ancien régime déchu, outre la lutte contre la corruption, l'optimisation des performances de l'administration, l'amélioration du rendement des corps de sécurité et l'encouragement des investisseurs. Quant à nos relations dans le domaine de la sécurité, de l'investissement et du développement, la priorité sera accordée aux pays voisins, à savoir, l'Algérie et la Libye, car notre destin est lié et notre situation est commune. Au niveau des frontières, il y a des régions qui doivent bénéficier du développement, au mieux des intérêts des deux parties. Le problème de l'immigration clandestine a pris des proportions inquiétantes en raison de la situation qui prévaut dans la région du Sahel et de la conjoncture économique difficile de nombreux pays africains. Comment la Tunisie appréhende-t-elle ce phénomène et quelles sont les solutions qu'elle propose? Hamadi Jebali : Ce phénomène a vu le jour dans nos pays avant d'émerger dans les autres pays africains. En effet, l'immigration clandestine à partir des pays africains vers l'Europe via les pays nord-africains a pris de l'ampleur. Il faut reconnaître aussi que ce phénomène est le corollaire d'une mauvaise conjoncture socioéconomique et d'une frustration d'ordre politique, frustration qui contraint souvent les migrants à se jeter à la mer dans un ultime geste de désespoir. C'est pourquoi ce phénomène doit faire l'objet d'un examen approfondi, au regard des risques et dangers qui guettent les immigrants clandestins. Il ne faut pas non plus perdre de vue le volet socioéconomique. Le règlement du phénomène de l'immigration passe par la stabilisation des populations à travers la création d'emplois et l'élaboration de solutions politique, sécuritaire et économique. Aussi, si nous nous en remettons à l'impératif de ne pas exporter nos problèmes aux autres, les autres doivent aussi assumer leur part de responsabilité. Quelles sont les perspectives du parachèvement de l'édifice maghrébin à la lumière de l'occupation du Sahara occidental par le Maroc et de la prolifération et du trafic d'armes provenant de Libye, une menace qui guette la paix et la stabilité dans la région? Quelle approche la Tunisie a-t-elle adoptée dans sa lutte contre ce phénomène? Hamadi Jebali : Les perspectives sont excellentes. Elles sont, de prime abord, incontournables et nous sommes appelés à démarrer à partir de cette règle, n'ayant pas d'autres alternatives. L'Europe veut un marché maghrébin unifié pour traiter avec. La conviction existe au niveau interne, et je pense que la volonté politique suivra. Les problèmes doivent être appréhendés de manière progressive et dans le cadre du dialogue. Les questions que nous pouvons régler aujourd'hui ne doivent plus constituer une entrave pour aller de l'avant. Nous devons commencer par régler plusieurs questions à travers la coopération frontalière, économique et commerciale. La non concrétisation de l'édifice maghrébin ferait baisser d'un à deux points le taux de croissance dans nos pays. Je demeure convaincu que toutes ces questions, qu'il s'agisse du Sahara occidental ou autre, seront réglées à la faveur d'une volonté politique, car nous n'avons d'autre choix. Nous nous attelons avec nos frères en Algérie et au Maroc et dans les autres pays maghrébins à aplanir les difficultés qui peuvent paraître aujourd'hui insignifiantes, devant l'importance de l'édifice maghrébin et de notre unité. Concernant le trafic d'armes et leur prolifération en Libye, ce phénomène inquiète de plus en plus le peuple et l'actuel gouvernement libyens. Je suis convaincu que les autorités libyennes veulent maîtriser la situation. Le trafic d'armes profite aux bandes de malfrats et aux organisations terroristes qui veulent faire passer les armes en Algérie, en Tunisie et au Mali, d'où l'impératif d'une étroite coopération entre ces trois pays, en l'occurrence la Libye, la Tunisie et l'Algérie. Il convient, en second lieu, de lutter contre les fléaux à l'origine de la prolifération d'armes et de la propagation des activités terroristes à travers la promotion de la coopération et du développement dans les régions frontalières. Quelles sont, selon vous, les solutions politiques et sécuritaires pour en finir avec al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ? Hamadi Jebali : Al-Qaïda est un phénomène mondial qui est apparu en Afghanistan avant de s'étendre au Mali, à la Somalie et au sud chez nous. La lutte contre le phénomène du terrorisme, l'armement et l'entraînement exige avant tout de la rigueur. Il faut aussi une approche qui prenne en charge les aspects politique, culturel, intellectuel, économique et social car le terrorisme et l'extrémisme prospèrent dans le terreau fertile que constituent les régions en proie aux problèmes, aux crises, à la pauvreté et à la tyrannie. Il importe donc de régler ces problèmes. Ceci étant dit, je demeure convaincu que l'avenir de nos peuples sera rayonnant car nous avançons vers le développement, la démocratie et l'unité. Quel est la vision du gouvernement tunisien quant au règlement du problème dans le nord du Mali qui fait peser une menace sur la sécurité et la paix dans la région du Maghreb arabe ? Hamadi Jebali : La situation dans le nord du Mali est critique et je tiens ici à saluer l'approche algérienne qui est judicieuse et raisonnable. L'approche algérienne est empreinte d'une grande sagesse car le règlement doit être global et sans recours à l'option militaire comme ce fut le cas dans de nombreuses autres régions. Toutes les autres voies doivent être épuisées, notamment l'organisation du dialogue interne au Mali et le règlement des problèmes religieux, ethniques, sociaux et politiques entre le nord et le sud du Mali. L'Algérie déploie d'importants efforts pour rapprocher les visions et les parties en conflit. C'est une position sage car si les Maliens parviennent à régler leurs problèmes internes ils seront en mesure d'éliminer eux-mêmes le terrorisme, d'où la nécessité de les soutenir. En revanche, une intervention au Mali en l'absence d'une plate-forme d'entente et de compréhension entre les Maliens est susceptible de compliquer la situation et d'exacerber le problème. L'intervention militaire étrangère et l'installation de bases poussera le peuple malien à combattre cette intervention comme en Afghanistan et en Irak. Nous soutenons l'approche algérienne car elle est sage, globale et préférable à l'intervention militaire.