Avec 53,4% de non, les Irlandais ont rejeté jeudi le Traité de Lisbonne. L'Union européenne est ébranlée. La défiance populaire envers l'intégration et l'élargissement de 2004 redevient d'actualité. "Les Irlandais ont tiré un obus contre la construction européenne. Ils seront les premiers à en pâtir..." A Bruxelles, cette réflexion d'un diplomate recoupait le sentiment général au sein des institutions de l'UE. Pas question, cette fois, de tout suspendre après le rejet du Traité de Lisbonne par 53,4% des électeurs irlandais. Les déclarations officielles ont évidemment toutes redoublé de prudence, de compréhension pour le Premier ministre irlandais, Brian Cowen, et de "respect" pour la souveraineté de ce pays de quatre millions d'habitants entré dans l'Union en 1973. Mais contrairement au choc provoqué par les non Français et néerlandais de 2005, l'UE a d'emblée entamé sa riposte: "La Commission européenne pense que les ratifications qui restent à faire devraient continuer à suivre leur cours", a annoncé son président José-Manuel Barroso. A l'unisson d'un communiqué commun publié par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy. L'argument pour ne rien changer est d'abord chiffré. Si le non l'a emporté sans ambages en Irlande, dans 33 circonscriptions sur 43, le taux de participation est resté faible, à 53,1%.. Le nombre d'électeurs irlandais - trois millions, soit moins de 1% des 450 millions de ressortissants de l'UE - est aussi dans toutes les têtes. Plutôt qu'un Stop, les 26 autres pays membres de l'Union semblent donc décidés à scander un même refrain lors du sommet européen des 19 et 20 juin prochains à Bruxelles: Oui à la différence. Non à la paralysie. "Il va y avoir une pause explique Ulrike Guerot, de l'European Council of Foreign Relations. Mais le train institutionnel, cette fois, ne déraillera pas. L'idée majoritaire est que l'Irlande doit assumer la responsabilité de son vote, pas l'Europe." Comment? C'est toute la question. Le Premier ministre irlandais s'est en effet engagé à ne pas reconvoquer de référendum, comme cela avait été le cas après le rejet irlandais du Traité de Nice, en 2001. Une posture définitive, selon l'eurodéputé irlandais Marian Harkin: "Il faudrait, pour cela, amender le présent Traité de façon substantielle. Or je n'y crois pas. Nous allons devoir trouver une solution." Le calendrier peut bien sûr être modifié. Mais là aussi, le temps presse. Si le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker a prédit hier que "le traité de Lisbonne n'entrera pas en vigueur au 1er janvier 2009, en raison d'une multitude de questions à clarifier", le pack européen pousse pour avancer. Dix-huit pays ont déjà adopté le texte. Huit autres, après l'Irlande, doivent encore le faire voter par leur parlement. Or, personne n'est prêt à jouer la montre, d'autant que les prochaines élections du Parlement européen sont agendées pour juin 2009, et que de celles-ci découlera la nomination d'une nouvelle Commission. Les nouveaux Etats membres demandent que soit réajusté le nombre de votes par pays. L'efficacité exige davantage de décisions prises à la majorité. Les deux postes créés par le Traité de Lisbonne - un président du Conseil européen élu pour deux ans et demi et un haut représentant pour la politique extérieure doté d'un service diplomatique étoffé - sont enfin jugés indispensables pour mieux coordonner les politiques communautaires et faire exister l'UE dans la mondialisation. "Si l'Irlande vote non, nous en déduirons plutôt la nécessité d'un regain d'action", prédisait vendredi matin à Bruxelles l'ambassadeur de France auprès de l'UE, Pierre Sellal. "L'Europe doit plus que jamais apporter une valeur ajoutée." L'idée de laisser à l'Irlande un délai pour se retourner, tout en fixant un cap - genre printemps 2009 - pour le bouclage du "paquet institutionnel", semble la plus crédible. Comment faire en revanche pour soigner les deux plaies rouvertes par le non irlandais: celle de l'élargissement mal digéré de 2004 et 2007, et celle de la fracture entre l'électorat et le projet européen? Là, le mal est profond. "Botter en touche ne réglera rien, estime l'ancien haut fonctionnaire européen Pierre Defraigne. L'UE bute sur l'obstacle qu'est son manque de légitimité aux yeux de ses citoyens. Pour les électeurs, le cadre légitime demeure celui de l'Etat-nation." Un mal d'autant plus difficile à traiter que pas mal de dirigeants des 27, à commencer par Nicolas Sarkozy, accréditent en permanence cette thèse. Le chef de l'Etat français, dont le pays assumera la présidence semestrielle de l'UE à compter du 1er juillet, a souvent accusé Bruxelles ou la Banque centrale européenne... Le tabou du "plombier polonais", qui avait dominé la campagne de 2005 en France et aux Pays-Bas, n'a pas non plus disparu. En Irlande, où la prospérité économique aujourd'hui remise en cause par le tarissement des investissements étrangers a provoqué un afflux de travailleurs de l'Est dans les années 2000, le non trahit l'ambivalence des électeurs: "L'égoïsme économique revient en force, juge un observateur. Et qu'importe si l'UE a dans le passé beaucoup donné à l'Irlande, petite île pauvre et peu peuplée. Hier, les Irlandais ont voté avec leurs craintes de l'avenir. Pas avec leurs souvenirs émus du passé." Le non irlandais n'est-il pas qu'un accident de parcours? C'est ce que diront les dirigeants européens. Et ils ont tort. Bien sûr, le non français de 2005, venant d'un pays fondateur de l'Union et beaucoup plus peuplé, avait plus de poids. Mais les leçons de ce référendum irlandais sont claires: l'affection, la mobilisation pour le projet communautaire font défaut au sein des Vingt-Sept. Le référendum n'est pas, à mon sens, une manière appropriée de s'exprimer sur un traité tel celui de Lisbonne. Mais si le vote populaire était généralisé aujourd'hui, un pays de l'UE sur trois au moins voterait non. Le divorce entre l'UE et ses citoyens est donc patent? En plus de leurs inquiétudes domestiques, les Irlandais n'ont pas senti l'attente de l'opinion européenne. Leur vote égoïste sanctionne pour moi l'absence de citoyens européens. Je pense aussi que l'UE récolte les fruits de certaines politiques: à force de parler de compétitivité et de concurrence, à force de mettre les Vingt-Sept en rivalité, le "chacun pour soi" a contaminé l'électorat. Comment y remédier? Peut-être en consultant davantage les peuples. L'idée, défendue par les Verts, d'un référendum à l'échelle des Vingt-Sept, organisé le même jour, aurait l'avantage de mettre en relief cette notion de responsabilité collective. Après le vote irlandais, l'UE a plus que jamais besoin d'un serment mobilisateur. De notre envoyé spécial à Dublin Hiba Sérine A.K.