Depuis son invention, la photographie est restée au centre de nombreux débats, controverses et aussi de procès retentissants. Présentée à Lausanne, puis à Paris et actuellement à Bruxelles, l'exposition "Controverses" propose un choix de 80 photographies, de 1839 à aujourd'hui, qui ont fait l'objet de polémiques ou de procédures judiciaires et interrogent notre regard. Parmi elles, beaucoup sont connues, voire ont accédé au rang d'icône, parce qu'elles ont fait et continuent à faire débat. Il y a là le républicain espagnol fauché par une balle de Robert Capa ou le "Baiser de l'Hôtel de ville" de Robert Doisneau. Si la seconde s'est avérée être une mise en scène, la première fait aujourd'hui débat. Il y a aussi les photographies de femmes algériennes de Marc Garanger, celle du prétendu charnier de Timisoara en Roumanie du reporter américain Robert Maass, le baiser de la nonne d'Olivero Toscani pour Benetton qui sera interdite d'affichage en 1992, celle de la petite mourante que guette un vautour, un cliché réalisé au Soudan par le Sud-Africain Kevin Carter, qui a valu à son auteur de nombreuses critiques, le prix Pulitzer 94 et qui est à l'origine du suicide du photographe, une main déchiquetée après les attentats du World Trade Center et enfin celle des prisonniers irakiens humiliés ou torturés par des soldats américains dans la prison d'Abou Ghraib en 2004. L'an dernier, l'association, "Gens de l'image " a accueilli à la Maison Européenne de la Photographie dans Paris, le travail de Marc Garanger intitulé, Femmes Algériennes 1960. Cet ensemble photographique proposé dans le cadre des conférences données régulièrement par l'association Gens de l'image, est le résultat d'un travail mené par le photographe alors soldat en Algérie de mars 1960 à février 1962. Pendant cette période, Marc Garanger avait pris des milliers de clichés à la demande du journal Le Monde. 44 ans après, le photographe est retourné à la recherche de ceux qui sont passés devant son objectif. Marc Garanger commentait lui-même ses photographies sous le titre France, Algérie : mémoires en marche, in Le Monde du 20 mars 2005. " En 1960, rappelle Marc Garanger, je faisais mon service en Algérie. L'armée française avait décidé que les autochtones devaient avoir une carte d'identité française pour mieux contrôler leurs déplacements dans les " villages de regroupement ". Comme il n'y avait pas de photographe civil, on me demanda de photographier tous les gens des villages avoisinants : Ain Terzine, Le Merdoud, le Maghine, Souk el Khémis... J'ai aussi photographié près de 2000 personnes, en grande majorité des femmes, à la cadence de 200 par jour. C'est le visage des femmes qui m'a beaucoup impressionné. Elles n'avaient pas le choix. Elles étaient dans l'obligation de se dévoiler et de se laisser photographier [...] J'ai reçu leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente. Je veux leur rendre hommage " soutenait-il. "Ce qu'il y a de presque plus terrible que ces photos de guerre, estimait Philippe Lefait lors d'une émission consacrée à la torture durant la guerre d'Algérie, c'est cet album avec ces femmes d'Algérie et ce qu'il y a de terrible c'est qu'on a l'impression d'un viol. Enfin quand on regarde ces photos dans le regard de ces femmes, c'est cela dont il s'agit... (" Les Mots de minuit ", 13/12/2000 sur France 2). Le photographe a alors tenu à préciser, " c'est l'acte, c'est la décision militaire qui est un viol. C'est un viol sur tous les plans, c'est un viol militaire, policier, culturel, religieux, et c'était la fin de la guerre. " Le récit de la constitution de cette impressionnante somme de photographies remonte à 1960, lorsque l'armée française en Algérie décide de constituer le fichage de la population autochtone en attribuant des " cartes d'identité française ". Marc Garanger se voit dans l'obligation de faire défiler devant son appareil plus de 200 personnes par jour. Une partie était des femmes, qui devaient alors baisser le voile devant l'objectif. Terrible mise à nu des visages, au mépris de toutes les traditions du lieu, ce qui relate toute la violence et l'aveuglement du colonialisme. Parce qu'elles focalisent leur regard dans l'objectif même qui les viole et entend voler leur identité, parce qu'à aucun moment leurs yeux ne se dérobent, toutes ces femmes, dans leur absolue droiture, non seulement assument pleinement le regard que l'occupant fait peser sur elles, avec tout ce qu'il véhicule d'ignominie, mais surtout, elles nous le retournent, elles le renvoient à lui (nous)-même(s)... Ce photographe donne à voir la violence française exportée du Tonkin en Algérie. Les aveux récents de l'usage d'une torture sans nom, sur les 'Fels' par les militaires, montre avec une acuité multipliée la force du travail de Marc Garanger. Avant même de partir en Algérie pour exécuter son service militaire, Garanger a pleinement conscience de l'impact qu'il détient avec son appareil photo. Il emmène de l'autre côté de la Méditerrannée, une culture politique déjà bien établie, acquise dans les milieux intellectuels du Lyon universitaire des années 50. Avec Roger Vailland, il a décortiqué les mécanismes de cette guerre coloniale qui ne voulait pas dire son nom. Les aveux récents de militaires responsables d'actes de torture, commis pendant la guerre, révèlent en mots, au monde entier, toute la violence abjecte que Marc s'efforce de montrer avec ses photos depuis 1961. Ces aveux, au même titre que ces photos, apparaissent comme des morceaux manquants au puzzle de l'Histoire, qui gardait cachés tous les faits jusqu'à aujourd'hui Par Rachida Couri