Inimaginable il y a peu, le scénario d'une réunification de l'Irlande a pris de l'épaisseur avec la décision des Britanniques de quitter l'Union européenne, un vote qui risque de séparer douloureusement nord et sud. Dans moins de deux ans, lorsque le Royaume-Uni ne sera plus membre de l'UE, l'Irlande du nord, province britannique, et la République d'Irlande, qui restera européenne, seront divisées comme jamais depuis la partition de 1921. "Ce sera la première fois que le Royaume-Uni et la République d'Irlande ne seront plus logés à la même enseigne", a remarqué vendredi l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair. Jusque-là, les deux pays étaient effectivement tous deux soit en dehors, soit dans l'UE, puisqu'ils avaient adhéré ensemble en 1973. Le Brexit risque donc de creuser un gouffre entre le nord et le sud, surtout s'il s'accompagne d'une sortie du marché unique. Cette perspective pousse les nationalistes irlandais du Sinn Féin à réclamer avec une force redoublée la tenue d'un référendum sur la réunification de l'île. "Le Brexit a tout changé", a récemment déclaré Matt Carthy, député européen du Sinn Féin. "La perspective de voir le nord traîné hors de l'UE contre la volonté de sa population horrifie les citoyens de toutes les sensibilités politiques", a-t-il ajouté, en rappelant que 56% des Irlandais du nord s'étaient prononcés contre le Brexit. L'ardeur des nationalistes a encore été confortée par le feu vert des dirigeants européens à une adhésion automatique de l'Irlande du Nord à l'UE dans l'hypothèse d'une réunification. "Le Sinn Féin aimerait avoir un référendum dans les cinq années qui viennent", en a conclu Gerry Adams, le patron du parti nationaliste.
Démographie La possibilité d'un référendum en Irlande du nord sur le rattachement au voisin du sud est prévue dans l'accord de paix du Vendredi Saint qui avait mis fin, en 1998, à trente ans de conflit interconfessionnel entre unionistes majoritairement protestants et républicains catholiques. Concrètement, le pouvoir d'appeler à une telle consultation revient à Londres, lorsque le gouvernement britannique estimera qu'une majorité est favorable à la réunification. Pour l'instant on n'en est pas là: le dernier sondage en date, réalisé en septembre, montre que 63% des Irlandais du nord sont opposés à une union avec le sud. Depuis la partition en 1921, la population de la province britannique a de fait toujours été majoritairement protestante et pro-britannique. Mais de profonds changements y sont à l'œuvre. Démographique, d'abord, puisque les catholiques, qui représentent 45% de la population contre 48% de protestants selon le dernier recensement de 2011, sont en train de devenir majoritaires en Irlande du nord.
Jeu dangereux Electoralement ensuite, car cette tendance se reflète également dans les urnes où le Sinn Féin a presque fait jeu égal avec les unionistes du DUP aux dernières élections régionales en mars. A Dublin, on observe ces développements avec attention, tout en se voulant très mesuré. Oui, le Brexit a "sans doute" rendu plus possible un référendum, a souligné cette semaine le ministre irlandais des Affaires étrangères Charles Flanagan. Mais "le moment n'est pas venu", a-t-il ajouté. Quant à Bertie Ahern, Premier ministre irlandais au moment de la signature de l'accord du Vendredi Saint, il a averti que tenir un référendum serait "jouer un jeu dangereux" susceptible de faire repartir la violence dans le nord. Le doute subsiste aussi quant à la volonté de Dublin de vouloir se marier avec un voisin subventionné à hauteur de douze milliards d'euros annuels par le gouvernement britannique. Au nord et au sud, l'union ne va pas de soi. Selon Johnny Farrell, commentateur politique à Dublin, beaucoup dépendra de la nature de l'accord entre l'UE et le Royaume-Uni sur le Brexit. "Si ça tourne mal pour les Britanniques, la situation pourrait changer très rapidement, dit-il. Les Irlandais du nord pourraient alors décider que leur intérêt économique est de rester dans l'UE et militer pour une réunification de l'Irlande".