Parmi les lieux très prisés pas les citoyens, notamment en jours de week-end, les hammams traditionnels, ont toujours la cote auprès des Constantinois pour qui rien ne vaut un bon bain à la manière d'autrefois lorsque se laver le corps s'accompagnait du besoin de le débarrasser des contractures, des lourdeurs et de toutes les stigmates du temps qui passe. Malgré leur vétusté, les vieux hammams, datant pour la plupart de la période ottomane, ont toujours la préférence sur les établissements de construction récente et où à la traditionnelle marmite géante d'eau chaude ("borma") ont succédé de vulgaires articles de robinetterie. Tout le charme du hammam vient justement de cette "borma" fumante d'où monte d'épais nuages de vapeur. Ses parois chaudes accueillent généreusement les dos fatigués et endoloris des plus âgés, pour les soulager, mais servent aussi aux plus jeunes pour, plus prosaïquement, profiter des bienfaits multiples de la transpiration abondante. C'est que le geste séculaire qui consiste à se pencher sur la borma pour y puiser l'eau chaude est aujourd'hui vu par les plus jeunes comme l'occasion de s'offrir un bain de vapeur qui ouvre les pores et facilite l'exfoliation des cellules mortes. L'exiguïté de ces lieux d'hygiène collective, loin de déplaire, est devenue une qualité appréciée par ceux qui ont la nostalgie du temps où le bain au hammam était aussi une sorte de bain de foule : ici, comme chez son médecin, le corps devient anatomie et l'on ne répugne pas à se dénuder sous le regard de l'autre et à faire sa grande toilette dans une promiscuité qui, plutôt que d'être perçue comme une source de nuisance, est affectionnée comme partie intégrante de l'ambiance chaude, cacophonique, mais tellement sympathique du hammam. Cette tradition est surtout bien ancrée dans les moeurs des habitants de la vieille ville où chaque famille a son hammam de prédilection comme on peut avoir son coiffeur et pas un autre, son estaminet préféré ou son médecin de famille. Les anciens habitants de la Souika, récemment contraints de quitter cet ancien quartier menaçant ruine pour d'autres destinations comme la nouvelle ville Ali Mendjelli, ont du mal à se détacher de ces bons vieux hammams qu'ils ont toujours fréquentés comme pour perpétuer une tradition transmise de génération en génération. Ils continuent donc à y retourner bravant la distance et ignorant des établissements plus proches mais trop neufs, trop modernes et trop "sauna" pour satisfaire à leur irrésistible désir de ne jamais renoncer à leurs cures de jouvence d'antan. Il faut dire que ces endroits marqués par la patine du temps, ont l'âme et l'esprit des lieux chargés d'histoire et de mémoire. C'est sans doute là que réside le mystère de l'attraction et du charme qu'ils continuent d'exercer sur leurs habitués. Elles sont, d'ailleurs, nombreuses les salles chaudes de Constantine à avoir conservé telle quelle leur architecture d'époque, où l'on peut déchiffrer comme dans de vieux manuscrits aux pages bien fatiguées, des pans entiers de l'histoire de la ville du Vieux Rocher. C'est le cas du hammam "Ethlatha" (les trois) dans le quartier du Chott, dans la vieille ville, qui, selon des connaisseurs, était le premier hammam construit par les Ottomans à Constantine. Il tire son nom, dit-on, du tarif de 3 sous qu'il pratiquait, au lieu des 5 sous exigés dans le reste des hammams. Outre leur intérêt architectural et social, les anciens hammams ont des noms très instructifs qui sont autant d'indices de lecture de l'histoire de la ville. Ils portent, en effet, soit le nom du quartier où ils sont implantés, ce qui renseigne sur la fonction sociale très importante qu'ils y avaient, ou le nom de leurs propriétaires, gravant ainsi en "lettres de pierre" les noms des anciennes familles constantinoises dans les annales de cette ville. Les noms des Belbedjaoui, Bencharif, Belhadj-Mostéfa, Benaâmane, Bendjelloul et autres, sont toujours inscrits sur les frontons, tandis que des quartiers comme Souk Laghzel, El Bat'ha, Sidi Rached gardent encore jalousement leurs hammams, ultime trace de ces places jadis hautement citadines, aujourd'hui réduites en poussière pour certaines d'entre elles. Affectionnés par la population grâce à laquelle beaucoup d'entre eux ont pu braver les aléas du temps et la concurrence outrancière et "déloyale" de la modernité, les hammams traditionnels ont du mal toutefois à résister à la flambée de la facture d'eau, ces dernières années, mais aussi aux coupures intempestives et souvent impromptues qui les privent de l'indispensable liquide. Ces deux contraintes commencent à, sérieusement menacer la fonction multiple du hammam et contribuent à hâter la disparition d'un lieu de convivialité traditionnel qui a vu se succéder des générations entières. Les anciens de la ville se souviennent, en effet, de la place si importante du hammam dans la vie de la femme constantinoise, et "aller au hammam" était entouré d'un rituel digne des grandes circonstances, préparé parfois plusieurs jours à l'avance et autour duquel fleurissait toute une panoplie d'activités artisanales comme la fabrication du "mahbes", de la "tassa" ou du "tffel", ustensiles en cuivre indissociables de ce haut lieu de l'hygiène corporelle et qui nourrissaient si bien les activités de la dinanderie constantinoise. En réalité, la fonction sociale du hammam était bien plus large,c'était le lieu de prédilection des femmes à la recherche de l'âme soeur pour le dernier fils à marier ou, plus simplement, d'une compagnie bruyante et hétéroclite où toutes les confidences trouvaient l'endroit rêvé pour s'exprimer. C'était aussi le gîte des voyageurs de passage, le lieu où se concluaient des transactions commerciales, où se lavaient burnous, kachabias et autres biens personnels précieux. Il est donc bien normal que les férus du patrimoine demandent aujourd'hui inlassablement que les anciens hammams soient classés vestiges historiques à restaurer, pour pouvoir ainsi, plus tard, "laver" les mémoires que l'oubli aura encrassées. F.S.