Les députés turcs ont adopté à une écrasante majorité un projet de loi controversé autorisant le port du voile islamique sur les campus universitaires, réforme que le camp laïque considère comme une étape supplémentaire dans l'”islamisation” de la société. La réforme portée par le Premier ministre Tayyip Erdogan a été approuvée par 411 voix contre 103 dans un parlement où le parti de la Justice et du Développement (AKP) d'Erdogan, largement majoritaire, était soutenu par les élus du mouvement nationaliste (MHP). “La proposition de modification de la constitution a été approuvée. J'espère que cela sera pour le meilleur pour la Turquie et j'espère qu'elle sera conduite dans un esprit de tolérance et de réconciliation”, a déclaré le président du Parlement, Koksal Toptan. Mais, illustrant les profondes divisions de la société turque sur cette question, des dizaines de milliers de défenseurs de la laïcité turque s'étaient rassemblés non loin du Parlement d'Ankara pour dénoncer le projet. Pour l'élite laïque du pays, attachée à l'héritage de Mustafa Kemal, cette réforme porte un coup sévère à la séparation de l'Eglise et de l'Etat et accélérera inéluctablement ce qu'ils considèrent déjà comme une “islamisation rampante” de la société turque. Tayyip Erdogan, dont l'épouse et les filles portent le voile, de même que celles du président Abdullah Gül, et le parti AKP, issu de la mouvance islamiste, justifient eux leur réforme au nom des libertés religieuses et individuelles dans un pays qui frappe à la porte de l'Union européenne. “Notre principal objectif est de mettre un terme aux discriminations subies par une partie de la société uniquement du fait de ses convictions religieuses”, a dit Sadullah Ergin, député de l'AKP. Le parlement, où les députés AKP sont largement majoritaires, avait déjà approuvé cette semaine la modification des deux articles constitutionnels nécessaire au passage de la réforme elle-même. Dans le camp adverse, le Parti républicain du peuple (CHP), principale force laïque du pays, s'opposait à cette réforme. “Nous ne sommes pas réunis aujourd'hui pour débattre de l'évolution de la question du foulard islamique. Nous sommes ici pour débattre de la destruction de la république”, a déclaré la députée CHP Bihlun Tamayligil lors du débat passionné qui a précédé le vote. Pour la deuxième fois en une semaine, le camp laïque a mobilisé samedi plusieurs dizaines de milliers de partisans réunis sous un éclatant soleil printanier à quelques kilomètres du parlement.“Nous sommes hostiles à la levée de cette interdiction, nous ne voulons pas vivre dans un Etat religieux”, résume Ebru Okay, un trentenaire venu spécialement de la ville d'Izmir, sur la mer Egée. “Le gouvernement veut que nous devenions comme l'Iran, ils veulent imposer la charia en Turquie”, ajoute-t-il. “La Turquie est et restera laïque”, scandaient les manifestants, dont nombre portaient les drapeaux rouge et blanc de la Turquie et des portraits de Kemal.L'interdit frappant le voile islamique dans les universités turques date des années 1980. Mais il a été sensiblement accru en 1997, lorsque les généraux turcs ont poussé à la démission un gouvernement qu'ils jugeaient trop marqué par l'islam politique. Dans cette controverse, la dernière en date, entre la majorité parlementaire et le camp laïque, l'armée a gardé le silence. La magistrature et les recteurs d'université, autres piliers de l'héritage kémaliste, ont donné eux de la voix contre une réforme qu'ils affirment “anticonstitutionnelles” et dangereuse. Pour la sociologue Ayse Ayata, qui enseigne à l'Université technique moyen-orientale d'Ankara, il va falloir désormais protéger des pressions sociales les jeunes femmes refusant de se couvrir d'un foulard. “Porter le voile, c'est accepter que vous êtes en tant que femme différente dès la naissance, que vous êtes une citoyenne de seconde classe”, dit-elle. Le projet de loi devrait être rapidement promulgué par le président Gül. Le gouvernement devra également modifier la loi régissant le Haut conseil de l'enseignement (YOK) avant que la réforme ne rentre en vigueur.