Les métiers traditionnels sont en perte de vitesse à l'instar de la forge par exemple. Dernier représentant dans la ville de M'sila d'une corporation professionnelle aux traditions séculaires, Ramdane Aïssa, forgeron de son état, continue vaille que vaille à fabriquer de ses mains des articles de fer artisanaux, qui ont encore la cote auprès des quincailleries de la vieille capitale des Hammadites. Implanté dans la non moins vieille cité El-Kouch de M'sila, son atelier semble, pour qui le visite pour la première fois, sortir d'un autre temps avec son brasier de houille, sa soufflerie, ses quelques outils rudimentaires et ses murs noircis par le feu et la trace des années. Ramdane, septuagénaire, affirme avoir lui-même appris de son père les arcanes de l'art de transformer le plus dur des métaux en docile objet de tous les jours. Sa matière première, il la trouve, pour l'essentiel, dans les pièces de rechange automobile. Ainsi, d'un simple bras de cardan il peut fignoler un burin, à partir de grossiers amortisseurs de voiture il façonne des couteaux, avec de vulgaires lames à ressort pour camions, il forge des couperets. Plus ingénieux encore, une banale barre de fer de 16 mm de diamètre se transforme, entre les mains de ce maître de la forge, en arrache-clou. Tenailles, marteaux, enclume, foyer pour braises à la plupart des outils utilisés par cet artisan sont tous forgés par ses soins. Un signe de modernité cependant : épuisée, la soufflerie à cuire que l'on actionne à la main pour attiser les braises a été, il y a peu, remplacée par un ventilateur. Cet artisan, aidé il est vrai par deux de ses enfants, affirme même forger certaines pièces de rechange pour les véhicules légers, les poids-lourds et même pour les grues. Le procédé manuel, soutient-il, est “une garantie de qualité et de fiabilité”. Les objets forgés les plus demandés demeurent, ajoute-t-il, les burins, les pioches et les faucilles. Le fer à cheval, jadis très sollicité, n'est plus recherché maintenant que pour “chasser le mauvais œil”, ironise Ramdane nostalgique, surtout lorsqu'il se rappelle que les tenants de ce métier étaient fort nombreux jusqu'aux années 1970, mais les difficultés liées à son exercice ont fini par les décourager jusqu'au renoncement. A 14 000 DA le quintal, la cherté de la houille utilisée pour la combustion vient en tête de ces contraintes, regrette Ramdane, tout en signalant que pour une quantité identique de charbon de bois, le premier combustible fournit au forgeron une chaleur 20 fois plus importante. En plus, le recul croissant de la demande sur les produits forgés à la manière artisanale, fortement concurrencés par les articles de la sidérurgie moderne, risque d'amener ce maître artisan à mettre carrément la clé sous le paillasson. Pour lui, le seul espoir réside dans la mise sur pied de projets à caractère culturel susceptibles de mettre en valeur les produits de ce savoir-faire ancestral mais, hélas, en déperdition. D'anciens forgerons pensent, eux, que toute œuvre de sauvetage de la profession, en tant que patrimoine collectif, ne doit pas se limiter à des manifestations occasionnelles, vite oubliées, mais demande un effort continu de toutes les parties prenantes comme, par exemple, l'intégration de ce métier dans le secteur de la formation et l'enseignement professionnels. Nouveau soupir de Ramdane: “Mes rapports avec la Chambre de l'artisanat et des métiers se sont jusqu'à présent limités à une seule invitation pour participer à une exposition nationale, même si les responsables de cette structure disent travailler à la protection des métiers menacés de disparition”, dit-il. “Le métier de forgeron traditionnel a ses procédés propres sans lesquels il perd son identité et ce sont précisément ces procédés qui doivent être préservés et transmis”, résume ce maître artisan qui, stoïque et refusant de se plier à la fatalité, rejette l'idée même d'être vraiment le dernier forgeron de l'histoire de sa ville.