Ali Ghanem fait partie de cette catégorie d'artistes qui sont nés sous une belle étoile. Avant son départ de Ain Fakroun dans la wilaya d'Oum El Bouagui pour Marseille, dans les années 60, il rêvait comme les “ harragha ” d'aujourd'hui d'une vie meilleure. Il n'a pas fait de grandes études, mais au hasard d'une rencontre –avec une femme-, il devient écrivain, cinéaste et conférencier. Vivant depuis lors à Paris, le cinéaste revient dans cet entretien, non pas sur son passé, mais sur ses préoccupations artistiques du moment. Entretien réalisé par Meriem Mokrani Le Maghreb : Vous avez enfin bouclé, après plus de 10 ans de travail, votre film, “ Chacun sa vie”. Vous continuez encore à vous adonner à cette activité pour laquelle vous vous êtes fait connaître par l'écriture. Entre le cinéma et l'écriture, où se situe Ali Ghanem ? Ali Ghanem : Le cinéma, c'est le spectacle, c'est le plaisir et c'est quelque chose qui manque dans cette Algérie où tout le monde s'ennuie. On a longtemps parlé de révolution, maintenant on parle de terrorisme, c'est parce qu'il n' y a pas de vie. Les gens ne s'éclatent pas. Vous sentez-vous plus à l'aise devant un micro ou sur un plateau de tournage ? Le cinéma, c'est mon obsession permanente, et je suis beaucoup plus doué pour faire un film. Face aux projecteurs, lors des tournages, je suis troublé. C'est un monde magique. Pour moi, la littérature est un accident. Quand j'ai écrit, “Une femme pour mon fils”, j'ai rencontré des difficultés pour le publier. A l'époque c'était ma femme qui travaillait à Libération qui m'avait aidé. Cela dit, un texte littéraire reste beaucoup plus profond qu'une image. Dans quel sens ? J'ai filmé une femme qui prenait son bain, et j'ai fantasmé sur son corps. Ça dure juste quelques secondes. A l'écriture, l'auteur peut aller beaucoup plus loin que çà. Au cinéma, c'est cru mais limité. Dans beaucoup de vos oeuvres vous parlez du bain et des femmes au bain. Pourquoi cette obsession ? De manière générale, je suis contre les tabous. J'ai grandi à la campagne, dans laquelle le corps d'une femme était tabouisé. J'ai aussi grandi dans une famille où les femmes mangent seules, et les hommes seuls. J'aime l'érotisme, l'écriture…tout ce qui est beau, parce que nous vivons perpétuellement sous les charmes. Vous êtes sur le chantier d'un nouveau roman. Qu'en est-il ? Il s'intitule, “ C'est quoi le bonheur” Je l'ai proposé aux éditions Flammarion, et ils m'ont demandé de le retravailler. Avec Flammarion, j'ai eu un contrat préférentiel. Que conseillez-vous aux jeunes Algériens qui écrivent ? Je leur conseille de ne pas publier en Algérie. Pour quelles raisons ? D'abord parce que les éditeurs ne travaillent pas assez sur le texte afin de conseiller les auteurs sur le plan littéraire, ensuite ils sont très peu lus et ne gagnent pas assez d'argent. Les libraires, autant que les lecteurs algériens, achètent des livres européens. Quand on édite à l'étranger, on est plus sûr d'être traduit, contrairement à ici. Pour revenir à votre roman…quelles en sont vos préoccupations littéraires et thématiques ? Je ne suis plus Ali Ghanem des années 70 ou 80. “C'est quoi le bonheur ” est le récit d'un homme en crise. Un homme qui se recherche, qui revient sur son passé. C'est une fiction. La vie est un roman. Je fais vivre cet homme avec ces bonheurs, son regard sur son pays d'origine. Une question classique : à quoi sert selon vous l'écriture ? Pour un Arabe et c'est important…pour quelqu'un qui a fait de la prison, qui a volé ou autre, écrire est une honte….la société le rejette systématiquement. En Europe, non. Un grand écrivain comme Jean Genet, est non seulement homo mais voleur, il a fait de la prison mais il a été quand même publié. Dans mon livre, “Le serpent à sept têtes ”, je parle d'un enfant qui a été violé et çà a plu. J'aime raconter des histoires, m'exprimer, dénoncer. Je suis contre les injustices, totalement contre les tabous, les rapports de classes, alors j'écris dans cet esprit. L'écriture me permet en plus de vivre des choses que je ne pourrais pas vivre dans la réalité. Comment se fait-il que vous ayez mis plus de dix ans pour réaliser votre dernier film, “Chacun sa vie.” ? Parce que j'ai eu des problèmes personnels. Comme c'est un film que j'ai produit moi-même, “ A.C ” il fallait trouver de l'argent. Au départ, j'étais aidé par Hamraoui Habib Chawki, je peux même dire que c'est grâce à lui que j'ai fait mon film. Je travaillais trois jours et je m'arrêtais trois mois. Pour filmer la piste d'Orly durant un quart d'heure, il fallait débourser 50.000F. Entre temps je travaillais pour gagner de l'argent, payer les gens, les costumes. Si je ne le vendrais pas à l'étranger ce sera la galère ! Est-ce que Ali Ghanem ne vit pas de ses films ? Si je vivais avec mes films, j'aurais été un smicard.Vous exagérez, d'autant que vous êtes producteur et réalisateur, alors vous pouvez vous verser le salaire que vous voulez. Non, je n'exagère pas. Je ne connais pas des cinéastes maghrébins ou européens qui font des films d'auteurs et qui sont riches. De quoi vivez alors…de vos livres ? J'anime des conférences, des colloques à travers le monde et je suis payé quand on m'y invite. C'est dur d'être cinéaste maghrébin vivant en Europe ! Les cinéastes maghrébins qui sont en Europe mendient pour faire des sujets sur le Maghreb. Aucun film d'auteur n'a été rentable. Pourqu'un produit marche, il faut quelques ingrédients comme le sexe, l'humour, des sujets universels. Ici, nous ne pouvons pas parler de police, c'est tabou, ni de politique parce que ce sont les politiques qui donnent l'argent pour les films. Que pensez-vous des jeunes cinéastes algériens qui vivent de l'autre côté ? Je les regarde comme des victimes. Ce sont des rêveurs, mais la plupart d'entre eux ont un travail parallèle. Tout le monde passe par-là, même les cinéastes américains. Des gens comme John Ford, Woody Allen ont travaillé longtemps comme gratte-papier. Que faites-vous actuellement ? Je m'occupe de mon roman. Sinon j'aimerais tant que le président de la République soit plus sensible à la culture et au cinéma pour qu'il y ait plus de production.