La Californie, l'un des États américains à la pointe en matière de régulation du numérique, a approuvé mardi un projet de loi visant à redéfinir le salariat. L'objectif : pousser les plateformes comme Uber et Lyft à requalifier les travailleurs indépendants en salariés. Le texte doit encore être approuvé par le gouverneur démocrate de l'État, Gavin Newsom. Les chauffeurs Uber et Lyft, actuellement travailleurs indépendants, vont-ils vraiment devenir tous salariés ? La Californie vient de relancer ce vif débat en adoptant mardi soir un projet de loi à destination des entreprises de l'économie dite "collaborative", telles que les sociétés de VTC Uber et Lyft. Le texte doit encore être approuvé par le gouverneur démocrate de l'État Gavin Newsom, même s'il s'y est déjà déclaré favorable. En cas d'adoption, cette loi entrerait en vigueur le 1er janvier 2020. Les marchés ont immédiatement réagi mercredi. À la Bourse new-yorkaise, l'action de Lyft a gagné 2,38% et celle de Uber 1,46%. Les objectifs avancés par la Californie pour défendre ce projet de loi est d'améliorer les conditions de travail des indépendants et d'obliger les plateformes à payer leurs charges sociales. Baptisé "Bill 5", ce projet de loi suppose désormais que tous les travailleurs sont par défaut des employés et non plus des indépendants. Il incombera alors à l'entreprise de démontrer le contraire si la question est portée devant un tribunal. "A ma connaissance, ce projet de loi ne supprime pas le statut d'indépendant, de sorte qu'il n'entraîne pas non plus de requalification automatique du statut d'indépendant en salarié", détaille Arthur Millerand, avocat spécialiste des plateformes et de l'économie numérique, associé du cabinet Parallel Avocats. "Je comprends que ce texte vient simplement préciser les critères qui permettent de distinguer la qualification de travailleur indépendant de celle de salarié. Il vise donc une application au cas par cas : ce texte ne signe pas la fin des modèles de l'économie des services à la demande."
Vers un salaire horaire minimum ? Ce projet de loi s'inspire d'une décision majeure de la Cour suprême de Californie, rendue le 30 avril 2018, qui avait déjà restreint la définition du travailleur indépendant. Le nouveau texte précise ainsi les trois critères devant être démontrés pour qu'une entreprise justifie le statut d'indépendants des travailleurs avec lesquels elle travaille. La plateforme devra prouver que le chauffeur n'est pas sous son contrôle effectif, que les services du travailleur ne relèvent pas son périmètre d'activité habituelle et enfin, que le contractant travaille effectivement de manière indépendante. Conséquence : en requalifiant certains contrats, Uber et Lyft, les deux entreprises de transport à la demande principalement visées par ce texte, pourraient potentiellement être amenées à conférer de nouveaux droits en Californie : instaurer un salaire horaire minimum, prévoir une indemnisation des accidents de travail... Sans surprise, les plateformes de l'économie "de partage" s'opposent à ce texte. Celles-ci ont bâti leur business model en misant sur une main-d'oeuvre "flexible" et des coûts salariaux minimum. Selon elles, les chauffeurs choisissent d'être indépendants pour travailler sans contrainte et avoir une rémunération supplémentaire. "Aux États-Unis, 92% des conducteurs conduisent moins de 40 heures par semaine et 45% d'entre eux, moins de 10 heures (par semaine)", précise Uber dans un communiqué de presse publié mercredi. "Tout cela changerait radicalement s'il s'agissait d'employés", en chiffrant 200.000 chauffeurs en Californie. De son côté, Lyft assure que 91% de ses chauffeurs conduisent moins de 20 heures par semaine. La société fondée en 2012 revendique environ 325.000 chauffeurs en Californie.
Uber et Lyft lâchent 60 millions de dollars pour s'opposer au projet de loi En dépit de ce modèle, Uber et Lyft ont respectivement perdu 5,2 milliards de dollars et 644,2 millions de dollars au cours du dernier trimestre. Si le projet de loi est adopté, les plateformes pourraient donc décider de réduire le nombre d'indépendants avec lesquelles elles travaillent, diminuer la flexibilité des chauffeurs et potentiellement, reporter le coût en augmentant le prix des courses pour le client, selon un analyste interrogé par Bloomberg. "Plutôt que son contenu, l'intérêt du texte réside dans ce qu'il dit de notre société actuelle. Le monde du travail a considérablement évolué depuis 10 ans, avec l'explosion du travail indépendant, la diversification des formes de travail (freelancing, jobbing et entrepreneurs) et l'émergence d'intermédiaires technologiques qui permettent à des prestataires de services de trouver des clients, estime Arthur Millerand. Au-delà du débat de statut, le vrai sujet est de se focaliser sur la protection sociale des indépendants pour construire l'avenir du travail, ce qui implique d'accepter la diversité des formes d'activité et de sécuriser les modèles des intermédiaires numériques." Si Uber s'oppose à tout changement de statut, l'entreprise américaine dit vouloir négocier et montre patte blanche. Elle propose notamment d'établir un salaire minimum garanti et d'instaurer certains avantages sociaux, comme les congés maladie et l'octroi d'une mutuelle. "Notre proposition évite le danger potentiel d'obliger les conducteurs à devenir des employés, qu'ils veuillent ou non -- et qu'une grande majorité d'entre eux nous disent ne pas le vouloir", justifie la plateforme. Lyft et Uber ont d'ailleurs confirmé qu'ils soumettraient la question au référendum lors des prochaines élections, en 2020, comme la loi californienne l'autorise. Conscientes de la menace incarnée par ce projet de loi, les deux entreprises ne lésinent pas sur les moyens. Elles ont déjà injecté 60 millions de dollars sur un compte de comité de campagne. "Nous sommes disposés à investir davantage pour mener une campagne gagnante", fait savoir Uber dans son communiqué de presse. Régulièrement à contre-courant en matière de régulation de la nouvelle économie, la Californie pourrait inspirer d'autres États américains. Washington et l'Oregon seraient en train de réfléchir à transposer de telles dispositions dans leur législation, selon le New York Times.
Plainte contre Uber Une plainte a été déposée contre Uber en Californie quelques heures seulement après l'adoption dans cet Etat d'une loi permettant à des milliers de travailleurs de réclamer le statut de salariés aux plates-formes du numérique. Cette plainte en nom collectif déposée par Angela McRay, chauffeure Uber depuis novembre 2016, semble être la première depuis que le Sénat de Californie a voté mardi en faveur de cette législation qui doit entrer en vigueur le 1er janvier. Angela McRay accuse Uber d'avoir "publiquement manifesté l'intention de braver cette loi" en continuant de traiter ses chauffeurs comme des travailleurs indépendants. Elle réclame des indemnités pour les chauffeurs Uber de Californie ainsi qu'une injonction de respecter la loi. Tony West, directeur juridique d'Uber, a déclaré mercredi que cette loi ne requalifiait pas automatiquement les chauffeurs en salariés mais durcissait les critères pour les traiter en travailleurs indépendants. "Nous pouvons réussir ce test renforcé à la satisfaction des médiateurs et des tribunaux", a-t-il dit. Une porte-parole du spécialiste des véhicules de transport avec chauffeur (VTC) a abondé dans ce sens jeudi: "Aux termes (de la loi), le test de classification sera désormais différent en Californie mais cela ne signifie pas que nous ne le réussirons pas." La loi, baptisée Assembly Bill 5, adapte un arrêt de la Cour suprême de Californie limitant les possibilités pour une entreprise de qualifier des personnes travaillant pour elle de travailleurs indépendants. Ses partisans affirment qu'elle va permettre aux travailleurs de l'économie "ubérisée" de bénéficier d'un salaire minimum et de garanties sur le temps de travail et d'avoir un meilleur accès à la couverture santé. Ses détracteurs, en particulier les entreprises concernées, dénoncent pour leur part le coût financier d'une telle décision.