La défaite annoncée d'Uber en Chine, désormais racheté, après deux années, beaucoup d'illusions et 2 milliards de dollars de perdus, n'est pas si radicale qu'elle peut le sembler a priori. Uber y gagne gros. La défaite annoncée d'Uber en Chine, désormais racheté, après deux années, beaucoup d'illusions et 2 milliards de dollars de perdus, n'est pas si radicale qu'elle peut le sembler a priori. Uber y gagne gros. Pourquoi la défaite à court terme d'Uber face à Didi Chuxing en Chine peut également être lue comme une victoire à moyen terme ? Pourquoi la bataille perdue en Chine peut se transformer en une guerre gagnée en Asie en général et en Inde en particulier ? Pourquoi le communiqué «Didi Chuxing to Acquire Uber China» publié début août sonne le top départ d'une nouvelle aventure pour Uber ? Comment cette stratégie type «cheval de Troie» peut se révéler beaucoup plus efficace à terme qu'une stratégie type «outsider» ? Pourquoi parler de défaite ou d'échec pour Uber est peut- être un peu rapide ? L'objectif stratégique principal, voire tautologique d'une entreprise est avant tout de rester en vie et en ce sens Uber a atteint son objectif ! Revue des forces en présence sur le théâtre des opérations Le marché chinois actuel est énorme et donc... attractif. Il s'agit de 300 millions d'utilisateurs, de 11 millions de courses quotidiennes et de 400 villes connectées et ces chiffres ne peuvent qu'augmenter. Il n'est en effet pas question - économiquement, écologiquement, politiquement - que les 1,3 milliard de Chinois deviennent 1,3 milliard d'heureux propriétaires d'automobiles. Il faudra donc partager les véhicules en circulation ! Ainsi, ce marché fut depuis 2014, le théâtre d'un terrible combat sur le marché des VTC (véhicules de tourisme avec chauffeurs). Il s'agit de l'affrontement entre la plate-forme californienne Uber - crée en 2009 par Travis Kalanick et valorisée à 68 milliards de dollars - leader du marché mondial et l'entreprise Didi Chuxing - née de la fusion en 2015 de Didi Dache et Kuaidi Dache - et leader du marché chinois. Cet affrontement fut essentiellement financier (levée de fonds), technologique (applications mobiles) et juridique (législation concernant le transport de passager). Pour se protéger des attaques d'Uber - en particulier sur les tarifs, l'atout majeur d'Uber appuyé sur sa confortable trésorerie - le Chinois Didi a réussi à séduire de très puissants partenaires investisseurs. De ce fait, Didi a pu aisément contrer la guerre des prix déclenchée par Uber en subventionnant et récompensant ses utilisateurs. En effet, la plateforme Didi a pu s'appuyer durant ces deux années sur l'aide sonnante et trébuchante des deux principaux groupes de l'économie numérique chinoise - Tencent et Alibaba -... et même sur l'Américain Apple qui a participé à une récente levée de fonds à hauteur de 1 milliard de dollars sur les 7,3 milliards de dollars collectés par Didi. Uber de son côté avait accueilli de nombreux investisseurs chinois au sein du capital de sa filiale chinoise avec en premier lieu le géant du numérique Baidu. Ces partenariats furent insuffisants et Travis Kalanick avouait début 2016 «nous perdons 1 milliard de dollars par an en Chine. Nous avons un adversaire féroce». Uber ne pouvait pas être la énième grande firme du numérique américain à caler sur le marché chinois (après Google, Amazon, Facebook, Twitter) De plus, le ministère des Transports chinois a enfin produit un texte, fin juillet 2016, légiférant sur les services de réservation de voitures avec chauffeur. Cette réglementation interdit notamment d'intervenir à perte et contrarie les stratégies d'achat de part de marché des deux acteurs. Enfin, les partenaires américains d'Uber avaient cessé de croire en la future rentabilité des dépenses de Travis Kalanick en Chine. Un cessez-le-feu était donc devenu inéluctable afin de ne pas rejoindre le cimetière des imprudents combattants terrassés par la complexité de l'Empire du Milieu Les détails du cessez-le-feu Le 1er août 2016, un simple communiqué de Didi Chuxing relayé par Uberannonce que les deux leaders de la réservation de taxis et de VTC en Chine vont fusionner. Plus exactement, le communiqué indique que c'est Didi Chuxing qui acquiert Uber Chine («Didi Chuxing to Acquire Uber China»). Les grandes lignes de cet accord soulignent que Uber détiendra 17,7% du capital de Didi - un actif considérable - qui serait ainsi valorisée à 35 milliards de dollars. De son côté, Didi entre au capital d'Uber, acquiert la marque et les clients chinois d'Uber et investira 1 milliard de dollars dans Uber Monde pour lui permettre d'atteindre une valorisation à 68 milliards de dollars. Outre ce communiqué, la réaction de Travis Kalanick sur son propre compte Facebook est intéressante car elle montre les ambitions et la motivation du fondateur dirigeant d'Uber : «Devenir rentable est le seul moyen de construire une entreprise durable qui puisse servir le public et les chauffeurs chinois sur le long terme (...) Je n'ai aucun doute qu'Uber Chine et Didi Chuxing seront plus fort ensemble». La nouvelle stratégie du perdant magnifique Prenons comme grille de lecture de cette nouvelle stratégie en trois temps, la fameuse citation attribuée à Mohamed Ali mais qui lui fut soufflée par l'un de ses entraîneurs et mentor Drew Bundini Brown. Elle dit en substance «Vole comme le papillon, pique comme l'abeille, et vas-y cogne mon gars, cogne». 1. Vole comme le papillon Tout d'abord comme le papillon (de nuit) Uber Chine continue de voler même si ce n'est plus en pleine lumière. Uber vole plus discrètement. Il n'est donc pas mort et continue à apprendre du marché chinois, de ses acteurs, de ses enjeux, de ses défis et de ses spécificités. Sa marque, ses applications, ses clients ont été rachetés par son concurrent, mais restent en état de fonctionnement, son PDG emblématique est désormais membre du conseil d'administration de Didi Chuxing et la firme détient un cinquième du capital de Didi Chuxing ce qui est un atout majeur dans un pays où le temps long est une donnée importante. Le papillon Uber vole des ailes de Didi Chuxing... 2. Pique comme l'abeille La présence d'Uber au sein du capital de Didi Chuxing est une position stratégique essentielle pour appréhender discrètement le vaste marché chinois, mais aussi - moins discrètement - le marché asiatique et notamment indien. Il rend, de plus, caduc le fameux pacte anti-Uber de 2015. «The new global anti-Uber alliance : Ola, Lyft, Didi Kuaidi and GrabTaxi agree to ride together». Ce pacte regroupait essentiellement les acteurs asiatiques (Chine, Inde, Singapore) et l'outsider américain d'Uber (Lyft). Il permettait de s'échanger des informations et des clients en rendant leurs applications inter opérables. Un Américain pouvait utiliser Lyft en Inde et un voyageur indien utiliser Ola aux USA. Désormais ce pacte paraît contre-productif. D'une part, les informations détaillées dont disposera Uber via le conseil d'administration de Didi Chuxing - stratégie du cheval de Troie - rendent presque dangereux pour ces quatre acteurs la continuation de ces échanges de bons procédés. D'autre part, pourquoi continuer à travailler ensemble et donc à financer Uber sachant qu'un cinquième de la richesse de Didi Chuxing sera sa propriété de facto ? 3. Vas-y cogne mon gars, cogne ! Même si l'Asie peut toujours lui paraître hostile à bien des égards, Uber peut à présent se concentrer sur des marchés prometteurs comme l'Inde ou l'Asie du Sud Est. En Inde, le groupe Ola contrôle la moitié du marché contre un tiers à Uber. En Asie du Est - notamment Singapour, Indonésie, Philippines, Malaisie, Thaïlande et Vietnam - le groupe Grabtaxi contrôle - avec des financements de Didi - la quasi-totalité du marché via une trentaine de villes sauf peut être en Indonésie où Go-Jek est bien présent sur le marché des motos-taxis. Fort de sa paix des braves en Chine, et donc du milliard de dollars annuel qu'il n'y perd plus et du milliard de dollars que Didi Chuxing doit investir dans Uber Monde, Uber peut aborder le combat contre Ola ou contre GrabTaxi de façon plus ancrée à la fois sur le plan juridique, technologique et économique. Uber va par exemple y tester - avec le recul de son expérimentation chinoise - des stratégies plus adaptées aux contextes locaux notamment les motos-taxis, les bateaux-taxis, les prix fixes, les prix variables en fonction du trafic ou du conducteur/trice, les trajets réguliers, etc. Même si le principal ennemi - pour les stratèges d'Uber - reste législatif et réglementaire comme c'est le cas notamment à Taiwan où la plate forme californienne risque d'être interdite. Selon les communicants d'Uber, chantres de l'ubérisation qui lui est adossée, la plate forme doit encore et toujours travailler sur son image d'opérateur technologique et non pas de transporteur ! Ce combat sera probablement le plus complexe à mener. Pour cogner fort, Uber pourra aussi investir plus massivement dans la recherche. C'est-à-dire dans ses applications, ses infrastructures et l'optimisation de ses données. Il lui faut notamment se constituer ses propres cartes - pour se libérer de sa dépendance à Google Maps - et valoriser ses propres données sur les conducteurs, les passagers, les services additionnels, les trajets, les véhicules, le trafic, le pricing... d'où les 500 millions de dollars récemment orientés vers ces recherches. Il lui faut aussi ne pas rater le futur et énorme marché du transport en voiture, mais...«sans conducteur» et là encore se débarrasser de son addiction à Google. Un symbolique combat des chefs Enfin, pour cogner là où ça fait mal, notamment l'orgueil et en particulier celui de son meilleur ennemi californien, faisons confiance à un Travis Kalanick décomplexé. Notons par exemple que Apple avait massivement financé Didi lors de son tour de table récent et qu'une partie de ces financements revient donc dans l'escarcelle d'Uber depuis la signature du «qui perd gagne» du 1er août 2016. Uber n'est pas mort, il roule encore. M. B. *Professeur des Universités, Management des Systèmes d'Information (MSI), Université de Nantes In latribune.fr