Comment cet universitaire à la retraite, au verbe saccadé et à l'allure austère, s'est offert un plébiscite à la présidentielle tunisienne? Son sens de l'éthique qu'il entendait replacer au cœur de la vie politique, mais surtout sa faculté à saisir la quintessence des revendications populaires, dans toutes leurs contradictions. En prenant la parole, quelques minutes après les estimations le donnant vainqueur à la présidentielle tunisienne, Kaïs Saïed a rendu hommage aux femmes et aux hommes qui ont voté pour lui, celles et ceux qui ne l'ont pas fait, mais également "aux jeunes, aux vieux, et même aux enfants". Comment des paroles pouvaient-elles mieux incarner le consensus général, et presque à l'insu de tous, qui se fit autour d'un homme? C'est que, du haut de ses 2,7 millions de voix récoltées, dimanche 13 octobre, Saïed réussit à rassembler plus que le double des suffrages qui se sont exprimés, en faveur de Béji Caïd Essebsi, en décembre 2014, et 5 fois le nombre de voix récoltées par Ennahdha, arrivé premier aux élections législatives, une semaine plus tôt. Du haut de ces 2,7 millions de voix, également, Saïed (72,71%)ne pouvait être uniquement le choix du "moins mauvais", invoqué par certains, en essayant de barrer la route à Nabil Karoui (27,29%), un candidat aux prises avec la justice. Son acte de candidature s'avérait, plutôt, le point focal, autour duquel se retrouvait l'essentiel des aspirations populaires, dans toutes leurs contradictions, à un moment politique précis de l'Histoire tunisienne. Comment est-il possible, autrement, d'expliquer qu'il ait engrangé, entre les deux tours de la présidentielle, un élan politique salué comme "inédit", allant de la tendance islamo-révolutionnaire de la Coalition de la dignité, aux islamo-conservateurs d'Ennahdha, en passant par leurs frères ennemis, les nationalistes arabes, et même le Mouvement des patriotes démocrates (Watad), d'inspiration marxiste-léniniste? "C'est assez étonnant, d'ailleurs, de la part d'une gauche dont le positionnement politique est généralement aux antipodes de celui d'Ennahdha", relève Mohamed Jouili, sociologue politique, pour Sputnik. L'explication tient principalement au caractère, beaucoup plus clivant, de son adversaire, Nabil Karoui. Quoiqu'il se revendique "progressiste", celui-ci n'a pas réussi à engranger une mobilisation de la famille centriste autour de sa candidature, si bien que (très) peu de forces politiques ont "osé" appelé à voter pour lui. En cause son ascension controversée, et les accusations de "corruption" qui pèsent sur ce publicitaire, à la tête de la chaîne de télévision privée Nessma. L'antagonisme corruption (présumée) du "Berlusconi tunisien", contre l'intégrité de "M.Propre" en a supplanté un autre, naguère opérationnelle.
L'antagonisme islamisme-progressisme en perte de vitesse L'élection de Saïed est, surtout, le signe que "le vote utile", jadis brandi pour faire barrage aux islamistes d'Ennahdha, a changé de camp…ou de conception. Les cris d'orfraie poussés par les chantres du progressisme étaient restés inaudibles, cette fois-ci, alors qu'ils assenaient, doctement, qu'un vote en faveur de Saïed était, en réalité, un vote pour "la horde" de sans-culottes qui s'en réclamaient, que Saïed Président ne sera, en réalité, qu'une nouvelle "marionnette", un autre "tartour" aux mains d'Ennahdha qui a choisi de le soutenir. Des arguments peu parlants, sans doute, aux 90% de l'électorat de Kaïs Saïed, constitué de jeunes d'entre 18 et 25 ans, d'après l'institut de sondages Sigma Conseil. Les plus âgés ne croient plus tout à fait à "l'utilité du vote utile". Cinq ans plus tôt, ils avaient été sollicités par le parti présidentiel, Nidaa Tounes, pour faire barrage à la montée des islamistes d'Ennahdha. "On nous avait promis, alors, qu'il n'y aurait jamais d'alliance avec les islamistes. Après les élections, Nidaa et Ennahdha ont constitué, ensemble, une majorité gouvernementale", se rappelle, amèrement, Houda, 55 ans, active dans la société civile. Nonobstant les accusations de collusions avec Ennahdha qui pèsent sur Saïed, elle explique à Sputnik avoir voté pour cet universitaire à la retraite parce que, "de toutes les façons, ni Ennahdha, ni personne, n'osera aujourd'hui restreindre nos libertés, ni toucher à notre modèle de société". Pour d'autres, l'arbitrage est vite fait entre le conservatisme du candidat, sa présumé solubilité dans un gouvernement conservateur, d'un côté, et le désir d'en finir avec l'establishment et la corruption, de l'autre. Une autre conception, finalement, du vote utile. "Entre un mafieux, qui normalise avec Israël, agent des Américains et des Français, et un professeur de droit conservateur, de tendance politique national-socialiste, point de neutralité à observer!", d'après cet activiste de gauche. Par Afwene Grira journaliste tunisien rapporté par Sputnik.